Tech&Co
Culture Web

"Elles ont finalement le même quotidien que nous": pourquoi les influenceuses "famille" ont-elles un tel succès?

Une femme enceinte

Une femme enceinte - Pixabay

Un nouveau rapport du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes souligne la popularité des créatrices de contenus liés à la parentalité et s'inquiète des stéréotypes que ce phénomène véhicule. Ces influenceuses rencontrent un succès particulier auprès du public et des marques.

Les réseaux sociaux participent à une "reproduction des stéréotypes de genre". Le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE) a publié ce mardi 7 novembre un rapport alertant sur la place des femmes dans les espaces numériques. Il y souligne notamment "l'abondance de femmes enceintes ou de mères d'enfants en bas âge parmi les influenceuses les plus populaires de France".

Allant de la tradwife, qui prône l'assignation des femmes au foyer et à leur rôle de mère, aux créatrices qui assurent montrer une maternité "nature peinture", avec ses hauts et ses bas, il n'existe pas une influenceuse famille mais plusieurs. Certaines montrent comment elles s'occupent de leur foyer, donnant des astuces ménages ou cuisine par exemple, d'autres parlent de leur parentalité au quotidien, des choix qu'elles font pour leur grossesse ou leurs enfants par exemple.

Un constat s'impose toutefois: ces contenus rencontrent un succès important sur les réseaux sociaux. Le HCE note ainsi que sur Instagram, les catégories maternité, couple et famille font partie des plus représentées dans le top 100 des publications (en termes de likes) des dix plus gros créateurs de contenus français (en termes d'abonnés). Sur ces contenus, les femmes sont par ailleurs sous-représentées dans des milieux professionnels et des lieux publics, et surreprésentées dans des lieux privés: "le retour des femmes à la maison", titre aussi cette instance consultative indépendante.

Un succès du côté des abonnés

Oralie Julien, créatrice de contenus et directrice de l'agence d'influence famille et parents Just Go, confirme que "les créateurs de contenus parentaux ont toujours eu un taux d'engagement plus fort que les autres". Le taux d'engagement, très regardé par les marques, désigne le nombre d'interactions sur une publication (commentaires, likes, partages...) rapporté au nombre d'abonnés du compte.

Pour Dimitra Larochelle, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Sorbonne Nouvelle, le succès des influenceuses "famille" s'explique par leur propension à partager de nombreux détails sur leur vie privée - et parfois celle de leurs enfants, posant d'autres questions sur l'exposition de mineurs sur Internet.

"Plusieurs chercheurs ont déjà souligné que les représentations dans les médias tendent de plus en plus vers l'expérience vécue ordinaire, l'expérience de l'intime", explique-t-elle à BFMTV.com.

Ces créatrices de contenus "engagent le public avec un discours très émotionnel, qui très souvent aussi dissimule un discours essentiellement consumériste. Elles se présentent comme des personnes ordinaires, d'authentiques", résume la chercheuse.

Une identification aisée

"On s'identifie plus facilement à des parents, qui vivent les mêmes galères que des monsieur et madame tout le monde, contrairement à des influenceuses mode par exemple, qui ont parfois des produits qu'on n'a pas toujours les moyens de s'offrir", estime aussi la créatrice de contenus Oralie Julien.

En effet, c'est ce qu'Océane apprécie dans les contenus de Poupette Kenza, qui montre sa vie avec ses deux enfants à ses 1,6 millions d'abonnés sur Snapchat.

"C'est une fille comme tout le monde, elle partage son quotidien, et certaines personnes se retrouvent dans son quotidien, on a un peu tous le même plus ou moins", explique cette abonnée.

"J'ai le même quotidien"

Sur le compte de Poupette Kenza, on peut la voir amener sa fille à l'école, cuisiner le dîner, mettre ses deux enfants au lit. Le fait qu'elle vive à Dubaï, qu'elle soit aidée d'une nounou et qu'elle dispose de revenus probablement élevés n'empêche pas Océane de s'y identifier.

"Je suis seule avec mes deux enfants, je gère toute seule ma famille, mes enfants ont un an d’écart et c’est une fille et un garçon. J’ai le même quotidien que Poupette, école, ménage, repas, etc. Je pense que depuis des années les femmes au foyer étaient un peu les oubliées de la société, et depuis quelque temps elles sont mises en lumière", affirme-t-elle.

Avec des contenus comme ceux de Poupette Kenza, "on peut apercevoir que des filles avec des revenus aisé ont finalement le même quotidien que nous", estime-t-elle.

Un succès économique

Cette popularité s'observe aussi du côté des marques. La directrice de l'agence d'influenceurs famille Oralie Julien confirme que "dès qu'on a des enfants, on intéresse plus de marques, puisque l'on souvre à des centres d'intérêt supplémentaires".

Parmi les raisons de ce succès économique, Sarah Petersen, essayiste américaine autrice du livre Momfluenced, identifiait en avril auprès de Vox "le nombre de mères sur les réseaux sociaux et le nombre de femmes qui s'engagent activement sur les réseaux sociaux au quotidien", mais surtout "le fait que la maternité englobe tant de catégories de consommateurs".

"On peut vendre aux mères des canapés, des aspirateurs, des robes à smock, des couches, des livres sur l'éducation des enfants. Presque tout dans la vie contemporaine peut être directement lié au fait de devenir une 'bonne mère'", soulignait-elle.

"D'un coup, on peut parler de puériculture, de voyages à destination kids friendly, de nourriture adaptée aux enfants... On s'ouvre un champ des possibles encore plus grand", dit aussi Oralie Julien.

Des représentations qui "limitent l'imaginaire" des femmes

Ce succès est problématique pour le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. Dans son rapport, il souligne la surreprésentation de femmes montrées comme "maternelles" parmi les 100 publications Instagram les plus likées quand "aucune publication analysée n'a évoqué la réussite professionnelle féminine ou le choix de ne pas avoir d'enfants" - ce qui ne signifie pas que ce type de contenus n'existe pas sur Internet.

"Ce qu'on cherche à pousser, c'est l'égalité entre les femmes et les hommes et quand les mentalités sont imprégnées d'un rôle traditionnel qui ne pousse pas les femmes à se réaliser autrement que par la famille, ça limite l'imaginaire des jeunes filles et des femmes. Alors qu'on fait tout pour pousser les femmes à faire des études, ça les ramène à ce rôle traditionnel qui les destine à rester à la maison", déclare à BFMTV.com Sylvie Pierre-Brossolette, présidente du HCE.

"Cela installe dans l'esprit des filles qu'elles sont faites d'abord pour la maternité et le foyer et on essaie de rétablir un équilibre pour dire qu'elles peuvent réussir professionnellement", estime-t-elle.

Un constat qu'Oralie Julien ne partage pas: elle juge qu'il "va de soi aussi que toutes les créatrices de contenus qui ont un tant soit peu d'abonnés, ce ne sont pas des femmes au foyer, elles ont des entreprises, ce sont des entrepreneures. Et malheureusement, beaucoup l'oublient, il y a beaucoup de travail derrière". Même si ce côté est plus rarement montré par des influenceuses: "en même temps, quel est l'intérêt de mettre une photo d'elles devant leur ordi?", demande-t-elle.

Les influenceuses famille n'ont pas inventé les stéréotypes de genre, leurs pratiques s'inscrivent dans la lignée d'une société imprégnée de sexisme. Mais pour Sylvie Pierre-Brossolette, elles "aggravent" la diffusion de ces stéréotypes, "vu la puissance des plateformes numériques": "ce n'est pas juste une affiche dans la rue, le numérique, c'est partout, toute la journée".

Sophie Cazaux