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Ikea se fournissait chez des sous-traitants ayant recours au travail forcé de prisonniers biélorusses

D'après le média Disclose, des sous-traitants biélorusses du géant de l'ameublement suédois tirent une partie de leur production du travail carcéral des détenus, dont les prisonniers politiques du régime d'Alexandre Loukachenko.

Ikea est de nouveau visé par des soupçons de recours au travail forcé. Il y a dix ans déjà, le géant mondial de l'ameublement avait reconnu qu'une partie de ses produits des années 1970 et 1980 étaient issus du travail forcé des prisonniers politiques d'Allemagne de l'Est. "Ikea n’a pas accepté et n’acceptera jamais que des prisonniers politiques soient utilisés dans la production", avait déclaré en 2012 le directeur général de l'antenne allemande du groupe. Une décennie plus tard, Ikea est de nouveau associé à cette pratique indigne, alors que son cahier des charges garantit toujours à ses clients ne pas y avoir recours dans le cadre de sa production de marchandises.

Les suspicions proviennent du site d'investigation Disclose qui assure que dix fournisseurs biélorusses d'Ikea tirent une partie plus ou moins significative de leur production du travail forcé des prisons locales dans lesquelles sont notamment incarcérés 1.000 opposants au régime d'Alexandre Loukachenko.

Deuxième fournisseur d'Ikea en bois

Le média français a recueilli des dizaines de témoignages et analysé des centaines de documents comptables. Ce travail a abouti à la conclusion que près de la moitié des principaux prestataires biélorusses d'Ikea avaient collaboré avec cinq établissements pénitentiaires du pays au cours de la dernière décennie. Cette révélation laisse envisager que certains produits, vendus dans des magasins français du groupe, pourraient bel et bien provenir de cette main d'oeuvre si on en croit leur étiquette indiquant "Made in Belarus".

En réalité, cette dérive est la conséquence d'une production biélorusse qui a acquis un poids croissant dans l'activité d'Ikea, devenant en à peine un quart de siècle son deuxième fournisseur de bois derrière la Pologne. Il y a trois ans, l'agence de presse de l'Etat estimait que la valeur des commandes du suédois allait passer de 130 millions d'euros en 2018 à 300 millions d'euros trois ans plus tard.

Des actes de torture

Dans son enquête, Disclose nomme plusieurs sous-traitants et sites pénitentiaires biélorusses impliqués à l'image de l'entreprise de textile Mogotex qui est liée à quatre centres de détention à travers le pays dont un dénommé IK-15. Interrogé par le média, un ancien prisonnier politique, Tsikhan Kliukach, décrit cet endroit comme "le territoire de l’horreur absolue, où les bourreaux de Loukachenko font ce qu’ils veulent." Le jeune homme, âgé d'à peine 20 ans, confirme des conditions d'incarcération dégradantes dans cette colonie pénitentiaire avec entre autres des actes de torture.

"Il y avait des rumeurs disant que les produits de la colonie étaient exportés en Europe, explique-t-il. [...] Les entreprises biélorusses qui vendent ou utilisent les produits fabriqués dans les colonies tombent sous le coup des sanctions, car l’utilisation du travail forcé des prisonniers politiques n’est rien d’autre qu’un soutien à la dictature."

Six sous-traitants, dont Mogotex, sont également en lien avec la prison IK-2, réservée aux mineurs et "notoirement connu pour la brutalité de son personnel" selon Disclose. "Au point que le chef d’IK-2 a été mis sur la liste des personnes sanctionnées par l’Union européenne entre 2006 et 2014 en raison du "traitement inhumain des prisonniers politiques"", précise le site d'investigation qui relaie un chiffre saisissant révélé par l'ONG lituanienne Our House: le salaire des détenus d'IK-2 serait environ 500 fois inférieur au salaire moyen national.

Des centres de détention avec des sites internet

Un chercheur en sciences politiques et spécialiste des mouvements protestataires en Biélorussie, Yauheni Kryzhanouski, signale que cette pratique n'est pas vraiment dissimulée à l'intérieur des frontières du pays dirigé par Alexandre Loukachenko. "La production des colonies pénitentiaires biélorusses constitue un secteur économique très développé, avec des entreprises commerciales créées dans ces colonies", évoque-t-il.

"Ces entreprises sont dotées de sites internet qui semblent tout à fait normaux, hormis la mention “production du système pénal-correctif” indiquée en petit dans un coin de la page."

A titre d'exemple, le site web de la prison Rypp 5 mentionne même des exportations vers la Russie, l'Allemagne... et la France. Si certaines de ses fabrications sont vendues dans des enseignes biélorusses, d'autres sont rachetées par l'entreprise publique Ivatsevichdrev qui a fait certifier ses panneaux en bois aux normes d'un de ses partenaires commerciaux: Ikea.

Une incohérence avec la posture adoptée depuis l'invasion de l'Ukraine

Ce recours indirect au travail forcé est d'autant plus problématique qu'il ne s'inscrit pas dans la ligne de conduite menée par Ikea à l'égard de la Russie, un pays ami de la Biélorussie, après l'invasion de l'Ukraine. Et pour cause, le groupe suédois avait annoncé qu'il suspendait toute opération commerciale avec le pays de Vladimir Poutine. "Même si rien ne permet à ce stade de prouver que des prisonniers ont participé directement à la fabrication de produits Ikea, l’intégrité de sa chaîne de production est sérieusement mise en cause", souligne Disclose.

Avant même l'éclatement du conflit russo-ukrainien, plusieurs syndicats de l'entreprise avaient appelé la direction à arrêter son activité en Biélorussie et souhaitaient "des enquêtes indépendantes auprès de ses fournisseurs pour déterminer leur respect des droits de l’homme et du travail". Contacté par le site d'investigation, le groupe assure seulement qu'il a décidé "de ne pas développer de nouvelles affaires" dans le pays et ce, dès l'été 2021. Autrement dit, Ikea a arrêté de se fournir chez les sous-traitants incriminés en 2021.

"A ce jour, nous n’avons pas de partenariat direct avec les entreprises mentionnées", insiste Ikea au sujet des sous-traitants biélorusses. La firme scandinave explique que des "mesures nécessaires" seront prises en cas de signalement d'"informations factuelles de la part de médias, d’ONG, d’employés ou de toute autre organisation concernant de mauvais comportements."
TT