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Le rappeur Booba lors d'un concert aux Francofolies de La Rochelle (Charente-Maritime), le 15 juillet 2022.

ROMAIN PERROCHEAU / AFP

Cyberharcèlement: face aux dérives des influenceurs, la méthode du "lanceur d'alerte" Booba divise

Le rappeur Booba dénonce depuis plus d'un an le comportement de certains influenceurs sur les réseaux sociaux. Mais ses méthodes - des attaques répétées et ciblées - ne font pas l'unanimité chez les autres acteurs de la lutte contre ces dérives. Elles sont désormais scrutées par la justice.

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"Je ne parle pas de Booba ou de Magali Berdah." Cette phrase, prononcée par un fin connaisseur du milieu, résume la sensibilité du sujet. Depuis plus d'un an, la dénonciation des dérives commerciales de certains influenceurs a vu arriver un nouvel acteur qui n'était pas attendu sur ce terrain: le rappeur Booba, désormais visé par une information judiciaire pour cyberharcèlement.

Dans ce dossier, tout commence fin 2021, lorsque l'ex-candidat de télé-réalité Marc Blata se moque d'une montre de l'artiste, Élie Yaffa de son vrai nom. Ce dernier s'intéresse alors aux réseaux sociaux de Blata et commence à pointer, sur Twitter notamment, des placements de produits qu'il juge douteux: des montres qu'il soupçonne être contrefaites ou des NFT par exemple.

"De là, je suis parti en guerre contre lui sur les réseaux sociaux. Et plus je l’allumais, plus j’explorais le monde de merde des influenceurs", expliquait-il en juillet 2022 à Libération:

"J’ai découvert le rôle de leur pseudo manageuse, Magali Berdah, la reine de la futilité. Ça m’a donné envie de creuser pour comprendre. Comprendre pourquoi des milliers d’internautes les accusent d’escroquerie."

Des critiques jusqu'à "l'acharnement"?

Depuis, son compte Twitter est presque exclusivement consacré à ce qu'il appelle les "influvoleurs". Booba publie parfois plusieurs tweets par jour sur un même influenceur, avec des noms qui reviennent très régulièrement (Magali Berdah, Maeva Ghennam, Dylan Thiry, Marc Blata, Poupette Kenza…).

Des appels à témoignages, à signaler des comptes ou de possibles arnaques… Mais aussi des attaques plus personnelles, sur le physique de certaines influenceuses par exemple. L'une qu'il compare à une "vache", l'autre dont il moque les lèvres gonflées "en train de se décrocher de (son) nez", ou une dernière dont il raille le "front énorme" et les "pieds d'yéti"...

"Au début, c'était de la dénonciation simple et après il y a eu beaucoup, beaucoup d’acharnement, parfois même de la désinformation", décrit Éric, qui tient la chaîne YouTube Le radis irradié, sur laquelle il dénonce des arnaques d'influenceurs.

Comme le pointait Mediapart en septembre, Booba a par exemple laissé croire dans plusieurs tweets qu'il détenait des images d'une prétendue sextape de l'agente Magali Berdah - une vidéo qui n'existe pas, selon l'intéressée.

L'agente d'influenceurs Magali Berdah, lors d'une conférence de presse à Paris, le 14 septembre 2022.
L'agente d'influenceurs Magali Berdah, lors d'une conférence de presse à Paris, le 14 septembre 2022. © Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Historienne spécialiste du complotisme, Marie Peltier a observé cette année la construction du récit autour de la critique des influenceurs sur les réseaux sociaux et s'intéresse à la manière dont "le harcèlement est devenu une méthode pour imposer des sujets".

Booba "identifie des cibles et ne lâche pas", analyse-t-elle. "Contrairement à ce qu'il dit, ce n'est pas seulement de la critique des pratiques frauduleuses mais des attaques contre les personnes, leur physique."

Des influenceurs victimes de harcèlement

Pour elle, comme pour Éric, ces faits peuvent être qualifiés de harcèlement. Marie Peltier met notamment en avant "la dimension répétée des attaques de Booba", et ce, "malgré que les personnes ciblées demandent explicitement que ça s'arrête". En janvier, sur BFMTV, Magali Berdah a par exemple affirmé que les violences qu'elle subit en ligne chaque jour ont "détruit sa vie".

Le harcèlement est défini dans le Code pénal comme "des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation" des conditions de vie de la personne ciblée "se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale". Les faits sont également caractérisés lorsque les personnes qui tiennent ces propos savent que d'autres le font aussi.

La peine encourue pour cyberharcèlement est de deux ans de prison et de 30.000 euros d'amende.

Lorsque Booba tweete, "ses propos sont destinés à sa communauté très active, très violente et énorme surtout", souligne Marie Peltier. "Quand on a plus de 6 millions d'abonnés et qu'on fait des attaques ciblées, on sait ce qu'on fait", estime-t-elle. Les réponses aux tweets du rappeur contiennent en effet des flots d'insultes pour les influenceurs ciblés.

"Ses méthodes sont violentes, ce sont beaucoup d'attaques à la personne", affirme également un autre connaisseur du dossier. "Et si on ne rentre pas dans ses méthodes, on devient persona non grata."

Booba invoque le droit à la "caricature"

De son côté, le rappeur se défend de tout harcèlement: "le questionnement sur les pratiques de personnalités publiques" relève "du débat public, éventuellement de la satire ou de la caricature mais en aucun cas du harcèlement", a-t-il affirmé dans un communiqué le 12 mai. Il y promet des "actions judiciaires" contre "toutes allégations diffamatoires portant atteinte à son honneur ou à sa considération".

Auprès de BFMTV.com, un de ses avocats, Me Gilles Vercken, explique que "lorsqu’il s’exprime sur les réseaux sociaux, Booba est dans le registre de la caricature, de l’humour, de la prise de position". L'avocat souligne également qu'"il y a des lois" pour punir le harcèlement.

Des lois auxquelles Booba va peut-être devoir répondre: depuis le 1er juin 2023, le rappeur est visé par une information judiciaire pour cyberharcèlement, menace de mort matérialisée par écrit et doxxing (soit la divulgation de données personnelles permettant d’identifier ou de localiser une personne, avec l’intention qu’il puisse lui être porté atteinte).

Cette procédure fait suite à une plainte de Magali Berdah, qui impute l’initiative des campagnes de cyberharcèlement dont elle est victime à Booba, a précisé le parquet de Paris à BFMTV.com. L’avocat du rappeur dément de son côté tout effet incitatif dans ses tweets. "Booba s’exprime à titre personnel, il n’a pas de 'meute'" élude-t-il.

"Booba est un artiste reconnu avec une forte liberté de parole, c’est un lanceur d’alerte", dit encore Me Vercken.

Une "caisse de résonance"

Ce statut, Booba le revendique depuis plusieurs mois. Un lanceur d'alerte est défini dans la loi comme "une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général" notamment.

"C'est un de mes lanceurs d'alerte, sans lui, je ne me serais probablement pas impliqué", assure le député apparenté Renaissance Stéphane Vojetta.

L'élu des Français de l'étranger, qui a porté la récente loi visant à encadrer les influenceurs, a beaucoup interagi avec l'artiste cette année, répondant à ses tweets ou le citant en commission à l'Assemblée nationale. "Booba a agi comme une caisse de résonance" sur ce sujet, ajoute le député Arthur Delaporte, co-rapporteur du texte.

"Il a contribué à attirer l'attention du public plus large, au-delà du cercle des victimes, par sa communauté" de plus de six millions d'abonnés sur Twitter, relève-t-il.

"Je sais reconnaître son rôle et son engagement, mais je ne suis pas totalement en adéquation avec sa manière de procéder", affirme le député socialiste. "On peut dénoncer un fait sans aller jusqu'à l'insulte", dit-il aussi.

Lors de l'année passée, Booba a tout de même bénéficié du soutien public de certains acteurs de la lutte contre les dérives des influenceurs, jusqu'à Bruno Le Maire. En mars, sur France Info, le ministre de l'Économie avait ainsi déclaré que le rappeur avait "raison de rappeler qu'il y a des dérives, qu'elles sont inacceptables".

Il semble désormais vouloir prendre ses distances avec les agissements du chanteur. Mi-juin, interrogé par Tech&Co sur les méthodes de Booba, il a dit ne pas vouloir "rentrer dans les positionnements des uns et des autres".

"Je suis là pour garantir l'intérêt général et l'intérêt général de tous les influenceurs et influenceuses, c'est d'avoir le cadre qui soit le plus clair possible, respecté par toutes et par tous pour que la concurrence puisse se faire de manière sereine et sans clash", a-t-il ajouté.

"Pas d'omelette sans casser des œufs"

"Malheureusement, c'est un sujet sur lequel la violence est là, la violence dans les faits dénoncés et dans la réaction vis-à-vis de ces faits", répond de son côté Stéphane Vojetta.

Le député des Français de l'étranger estime que certaines "attitudes" sont un reflet de "la frustration des gens face à un sentiment d'impunité" de la part d'influenceurs aux pratiques douteuses. Jusque-là, les sanctions ont en effet été assez rares dans ce secteur. "Maintenant, il faut qu'on s'attelle à faire descendre la tension sur ce sujet", juge-t-il.

Où est la limite? Dans ses vidéos, Le radis irradié n'hésite pas aussi à se montrer moqueur ou à qualifier d'"escrocs" certains influenceurs. Mais il affirme s'être fixé des lignes rouges: ne pas toucher à la vie privée, à ce qui a trait à l'intime. Au début ou à la fin de ses vidéos, Éric demande aussi parfois à ses abonnés de ne pas aller harceler les personnes qu'il a mentionnées, mais de les bloquer ou les signaler aux autorités.

Stéphane Vojetta souligne de son côté qu'il n'a "jamais mentionné nommément sur les réseaux les personnes qui disaient être cible de harcèlement". "Mais effectivement, comment fait-on pour se saisir de ces sujets sans prendre part à la violence qui régit tout cela?", demande-t-il.

"Il faut mettre le doigt dedans, se salir les mains tout en essayant d'appeler tout le monde à la raison", estime-t-il.

Le député juge aussi qu'"on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs": "Malheureusement, il y a eu de la violence, des intimidations, mais c'est un reflet de ce monde-là aussi."

Booba lors d'un concert à Abidjan, en avril 2023.
Booba lors d'un concert à Abidjan, en avril 2023. © Issouf Sanogo - AFP

Le seul moyen de se faire entendre?

Certaines personnes qui dénoncent depuis plusieurs années les pratiques des influenceurs sont également amères, ayant l'impression que seules les méthodes de Booba ont réellement fait bouger les choses. Ces derniers mois, une loi a été adoptée, une nouvelle stratégie au sein de la Répression des fraudes éprouvée et un renforcement des moyens alloués aux contrôles des influenceurs annoncé.

"Ce qui me pose problème, c’est qu’il a fallu Booba, qui est à Miami et qui est rappeur, pour que le gouvernement entende les problèmes, c’est honteux", dénonce un observateur. "Les problèmes ne sont pas d’aujourd'hui, quand ils étaient énormes, personne ne s’est saisi."

"J’utilise des méthodes conventionnelles et je trouve ça désastreux que ça soit un rappeur aux millions d’abonnés qui pousse une gueulante, et là, l’État se dit: 'ah oui, il faudrait peut-être faire quelque chose'", appuie Le radis irradié.

Arthur Delaporte assure que, même si l'artiste a contribué à "faire en sorte qu'il y ait un sentiment de pression populaire pour qu'au bout du compte il y ait une loi", ce n'est pas seulement par les tweets de Booba qu'il s'est intéressé au sujet.

Stéphane Vojetta tient un discours un peu différent. "Il faut reconnaître que jusque-là, les parlementaires n'avaient pas entendu les alertes qui avaient été lancées", déclare-t-il. Pour lui, Booba "a relayé les messages et les craintes d'une population qui n'a pas beaucoup de relais vers l'Assemblée nationale".

Aujourd'hui, Booba affirme que son "combat" est "terminé". Cela ne l'a pas empêché, le 26 juin, de tweeter quatre fois sur l'influenceuse Poupette Kenza, pour l'accuser d'"escroquer un orphelinat". Et cela n'empêche pas non plus certaines personnes de trouver aujourd'hui "dangereux" de parler de lui.

Sophie Cazaux