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La police mobilisées à Marseille après une fusillade mortelle.

GERARD JULIEN / AFP

INFOGRAPHIES. 47 morts en 2023: les chiffres alarmants de la "guerre" des clans à Marseille

47 personnes ont été abattues sur fond de concurrence entre vendeurs de stupéfiants depuis janvier, soit 14 de plus qu'en 2022. Au-delà du bilan humain, l'étendue des lieux concernés par les coups de feu, les profils des assaillants et des victimes et la périodicité interpellent.

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Marseille est le théâtre d'une série dont chaque nouvelle saison est plus noire que la précédente. Alors que 2023 touche à sa fin, on dénombre à ce stade 47 personnes abattues sur fond de trafic de stupéfiants -dont quatre victimes collatérales-, l’écrasante majorité du temps dans le cadre de fusillades.

Ce total surpasse largement celui de 2022, pourtant déjà une année record, avec 33 homicides recensés, et même 37 si l'on prend en considération le département des Bouches-du-Rhône dans son ensemble. Le nombre de blessés a pour sa part presque triplé en un an, grimpant de 43 à 118.

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Le bilan humain de 2023 est tel que pour mieux qualifier ce phénomène, l'ancienne procureure de la République de Marseille avait créé un néologisme: "narchomicide". Un terme repris par son successeur, Nicolas Bessone, en poste depuis le mois de novembre.

DZ Mafia et Yoda: un conflit alimenté par les trahisons

Comment expliquer ce que le magistrat décrit comme une explosion "dramatique" et "exponentielle" des fusillades mortelles dans la cité phocéenne? Au-delà d'un "phénomène structurel", se superpose cette année "cette guerre que se livrent Yoda et la DZ Mafia", appuie Nicolas Bessone, invité sur le plateau de BFM Marseille Provence le 7 décembre.

Ces "deux clans lourdement armés se livrent cette bataille par petites mains interposées", confirmait Frédérique Camilleri, préfète de police des Bouches-du-Rhône, au mois d'avril.

"Ils se disputent le trafic de stupéfiants sur une bonne partie de la ville", illustre-t-elle. "Ils ont des intérêts dans plusieurs cités. Et, par des petites mains, ils vont essayer d'intimider leurs opposants et essayer de récupérer leurs points de deal par la force, par la violence, par des coups de kalachnikov."

Lors d'une conférence de presse organisée jeudi 21 décembre, Nicolas Bessone a indiqué que 73% des homicides et tentatives d'homicides comptabilisés cette année étaient de près ou de loin imputables à la rivalité entre Yoda et la DZ Mafia.

Lauréat du Prix Albert-Londres en 2014 pour une série d’articles sur les quartiers nord, Philippe Pujol nuance cette analyse, rappelant la complexité de la relation entre ces clans "marketing".

"Yoda et DZ Mafia ont toujours travaillé ensemble", observe le journaliste et écrivain. "Il y a toujours eu des liens et des dissensions. Il y a une période où ils se tirent un peu dessus, puis d’un seul coup, ils se remettent à travailler ensemble."

Ces bandes sont aujourd'hui "déstructurées", loin du système pyramidal et vertical en vogue jusqu’à la mort de Farid Berrahma, figure du grand banditisme marseillais, en 2006. Avec dans leurs rangs des jeunes "vulnérables" et en perte de repères. "Souvent des profils avec des tranches de vie compliquées, des familles monoparentales", approuve le procureur de la République de Marseille dans une interview accordée à RMC.

Le prix des drogues peint sur un mur de la cité de La Castellane, dans les quartiers nord de Marseille, le 27 juin 2023
Le prix des drogues peint sur un mur de la cité de La Castellane, dans les quartiers nord de Marseille, le 27 juin 2023 © Nicolas TUCAT © 2019 AFP

Les petites mains assurent la vente au détail de shit et de cocaïne achetés au prix fort à des semi-grossistes, eux-mêmes alimentés par des trafiquants souvent installés à l'étranger. Pendant que les semi-grossistes travaillent dans l’ombre et se maintiennent à distance du chaos, les vendeurs tentent tant bien que mal d’écouler leurs stocks, parfois en "indépendant", quitte à se mettre un clan ou l’autre à dos, voire les deux.

"C’est un monde de trahisons, de dettes. Le point de départ, c’est que c’est des mecs qui doivent des sous à d’autres", expose Philippe Pujol. "Même à l’échelle d’une cité, il peut y avoir plusieurs réseaux. Et ça, ça crée des conflits."

Nicolas Bessone abonde: "Ils sont dans l’immédiateté et une perte complète de valeurs". Au point où ils vont procéder à "des règlements de comptes comme vous, vous iriez acheter votre baguette de pain".

De l'avis de Frédérique Camilleri, cette violence est "le symptôme d'une instabilité dans ces réseaux". "Cette instabilité, elle vient aussi du fait que les services de l'État vont porter des coups majeurs à ces trafics de stupéfiants", souligne-t-elle.

La drogue et les fusillades gagnent le sud de Marseille

Tous ces facteurs contraignent les petites mains à "trouver de nouveaux marchés en permanence", prolonge Philippe Pujol. De nouveaux points de vente, à l’abri des autres dealers et de la police. "Souvent près d’un métro, près d’une université ou alors avec une route qui facilite l’arrivée et le départ." D'après Le Monde, en juin dernier, pas moins de 123 points de deal étaient disséminés dans Marseille.

Certains vendeurs parviennent à construire des "réseaux low-cost", pour reprendre l’expression de ce fin connaisseur du milieu. "Jusqu’au moment où ça va se savoir et un autre groupe va se mettre à cet endroit-là." Soit par la persuasion, soit par l’usage des armes.

Cette quête de nouveaux points de vente se traduit dans l'évolution de la carte des homicides sur fond de trafic de stupéfiants entre 2022 et 2023.

La première année, ces crimes se sont surtout concentrés dans six arrondissements, et plus particulièrement dans les quartiers nord de Marseille, là où les taux de pauvreté et de chômage culminent. Les fusillades les plus sanglantes ont endeuillé la cité des Rosiers (14e arrondissement), du Castellas et de la Bricarde (15e arrondissement).

Cette année, à date, des scènes de coups de feu mortels se sont jouées dans pas moins de onze arrondissements sur seize à Marseille. Des secteurs populaires comme le quartier de La Paternelle (14e arrondissement), "hub le plus lucratif" de la cité phocéenne selon Nicolas Bessone, en font partie. Mais c’est à présent aussi le cas de coins réputés plus cossus, tels que le centre historique de Marseille.

Dans un entretien accordé à BFMTV le 29 septembre, Frédérique Camilleri a reconnu que ces fusillades pouvaient désormais "se passer dans des endroits de la ville qui ne sont pas concernés par du trafic de drogue".

"Les assassins viennent chercher les personnes là où elles sont", note la préfète de police des Bouches-du-Rhône.

Le 2 avril, par exemple, deux adolescents de 15 et 16 ans ont été fauchés par des tirs devant un snack à La Joliette, dans le 2e arrondissement. L'un d'eux est mort sur le coup, l'autre un mois plus tard. Le 12 août, vers 5 heures du matin, un homme de 21 ans est tombé sous les balles d’une kalachnikov dans le quartier de La Pomme (11e arrondissement).

Un mois et demi plus tard, le quartier des Chutes-Lavie (4e arrondissement) était à son tour confronté à une fusillade. Un homme d’une quarantaine d’années, impliqué dans une affaire d'assassinat, a perdu la vie. De même qu’un jeune homme de 24 ans, considéré comme victime collatérale.

Le phénomène des victimes collatérales n'est pour nouveau pour autant. Il y a deux ans, un adolescent de 14 ans prénommé Rayanne était tué par accident près d'un point de vente de stupéfiants alors qu'il allait chercher un sandwich.

Des victimes et des assaillants de plus en plus jeunes

À Marseille, les victimes de coups de feu mortels et leurs bourreaux se ressemblent. Nicolas Bessone remarque pour les uns et pour les autres "un rajeunissement" des profils.

En 2022, sur les 33 victimes d’homicides décomptées à Marseille, 6,1% étaient mineures et 63,6% avaient entre 18 et 30 ans. Pour l'année 2023, les moins de 18 ans étaient 12,7% et les 18-30 ans presque 62%.

Côté judiciaire, on estime à 11% la part des 14-17 ans parmi les individus mis en examen pour des faits d'homicide ou de tentative d'homicide cette année, et à 51% celle des 18-21 ans.

Avant les années 2010, "c’était des personnes plus établies, plus âgées, qui essayaient d’éliminer leurs adversaires, c’est-à-dire les têtes de réseau adverses, avec un travail très recherché", rembobine Nicolas Bessone, déjà en poste entre 2004 et 2008.

Aujourd’hui, "vous allez envoyer des jeunes qui ont été recrutés du jour au lendemain, qui avec une kalachnikov vont rafaler un point de deal", relate le magistrat.

"Et bien souvent, vous allez avoir comme victimes des jeunes gens ou des jeunes filles. C’est ça la nouveauté."

Socayna, à titre d'exemple, avait 24 ans. L’étudiante se trouvait dans son appartement de la cité Saint-Thys, dans le 10e arrondissement, lorsqu’elle a été atteinte par une balle perdue, au mois de septembre.

À présent, on trouve aussi des femmes parmi les responsables d'homicides. Si ces dernières ont longtemps été cantonnées au rôle de "nourrice", "on constate qu'elles semblent prendre un rôle plus actif", pointe le procureur, dépeignant "un phénomène récent".

Une scène de crime à Marseille (photo d'illustration).
Une scène de crime à Marseille (photo d'illustration). © GERARD JULIEN / AFP

De nouvelles recrues non-Marseillaises dans les rangs

L'augmentation de la violence n'est pas sans conséquences pour les réseaux de vente de drogue, qui peinent désormais à recruter des locaux.

Les forces de l'ordre et la justice constatent ainsi que de plus en plus de "jobbeurs", terme regroupant aussi bien des guetteurs et des dealers que des tueurs, proviennent de régions "de la France entière", selon le procureur. Et même parfois de l'étranger, avec un recours à des mineurs isolés et des migrants plus âgés en situation irrégulière.

"Les jeunes Marseillais savent ce qu’il se passe", assure Nicolas Bessone. "Les minots ne veulent plus aller dans les réseaux. Ils voient bien qu’il n’y a aucune carrière possible", confirme l'écrivain Philippe Pujol.

Pour les gérants des points de vente de stupéfiants, cette main-d'œuvre non-Marseillaise a l'avantage d'être plus facilement contrôlable, et moins susceptible de dénoncer qui que ce soit en cas d'arrestation.

Aguichées sur Snapchat par le mirage de l’argent facile, ces petites mains succombent aux charmes de "l’eldorado marseillais", dixit Nicolas Bessone. Jusqu’à ce que la violence les rattrape.

Le magistrat s’appuie souvent sur l’exemple d’un Savoyard de 16 ans tué en 2023. Un adolescent "recruté par le biais des réseaux sociaux, qui arrive à la gare Saint-Charles de Marseille, qui est pris en charge, qui est placé immédiatement sur son point de deal et qui, quatre heures après, est assassiné en recevant une rafale de kalachnikov."

Un jeune homme suspecté de trafic de drogue à Marseille.
Un jeune homme suspecté de trafic de drogue à Marseille. © Nicolas TUCAT / AFP

De par leur profil, les apprentis tueurs à gage recrutés ne sont pas (ou peu) formés au maniement des armes, encore moins à celui des fusils d’assaut. Ce qui occasionne parfois des victimes collatérales, même si le procureur de Marseille exhorte à ne pas établir de "hiérarchie entre les victimes".

Nicolas Bessone explicite son propos: "On voit ces jeunes de 14, 15, 16 ans, 17 ans, qui arrivent sur Marseille, et qui, parce qu’ils ont volé 20 euros à l’organisation pour se payer un sandwich, sont torturés. On en a encore retrouvé un dans les collines aux alentours de Marseille, nu, imbibé d’essence. On lui a fait un simulacre d’exécution. Ce sont également des victimes."

"Nous allons ouvrir des enquêtes pour traite des êtres humains. Parce que s’ils sont auteurs de trafic de stupéfiants, ils sont souvent torturés, molestés, brimés", surenchérit l'ancien président de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués.

L'engrenage des homicides

Dès leur arrivée, les nouveaux visages de la vente de drogue découvrent à Marseille un monde de représailles. Les homicides attirent les homicides. "Ça s’enchaîne, la police le sait. Il y a une sorte d’excitation", déroule Philippe Pujol.

"Il faut bien se dire que ce sont des meurtres qui ne sont pas réfléchis, mûris, avec une stratégie", décrit le journaliste. "Souvent, c’est très impulsif. Ils ont l’impression qu’il ne faut pas faiblir. Ça en rajoute."

En 2023 néanmoins, leur fréquence s'est accélérée par rapport à 2022, année durant laquelle le nombre de morts par mois n'a jamais excédé cinq.

Les forces de l’ordre ont ainsi décompté quatre victimes en février, autant en mars et sept en avril. Avant une accalmie puis un pic de violence inédit au mois d’août, avec onze victimes d’homicide sur fond de trafic de drogue.

"Il y a une sorte de saisonnalité" dans ces crimes, tente le journaliste et écrivain Philippe Pujol. Il n’est pas rare, par exemple, que l’été soit "un peu chaotique". "Ce sont les moments où beaucoup de jeunes partent en vacances. Donc, il y a un remplacement sur le terrain", pointe-t-il.

Certains sont "nouveaux" dans le milieu et "ont les dents longues", quand "d’autres, au contraire, ne comprennent rien" au contexte dans lequel ils atterrissent. "Ça met de la tension", résume Philippe Pujol. "Pour peu qu’il y ait un meurtre qui démarre…"

Depuis octobre cependant, "la pression retombe un petit peu", a fait remarquer Nicolas Bessone lors de son bilan annuel, même si le magistrat se veut prudent sur la suite des événements.

Les coups de filet réalisés par les enquêteurs peuvent, selon les cas, enrayer ou accélérer la mécanique aboutissant aux fusillades. Les dernières arrestations d'ampleur remontent à fin novembre-début décembre. 20 personnes suspectées d’appartenir à la DZ Mafia, dont deux femmes, ont alors été mises en examen dans le cadre d'une enquête ouverte en mars pour "trafic de stupéfiants" et "association de malfaiteurs".

À l'échelle de l'année, le parquet totalise 46 personnes poursuivies "pour des homicides volontaires ou des tentatives". Toutes sont rattachées à la DZ Mafia ou Yoda.

Le décompte meurtrier est-il pour autant arrivé à son terme pour cette année? Difficile d'être catégorique. Ce qui est certain en revanche, c'est que les points de vente de stupéfiants marseillais seront maintenus sous haute surveillance pendant les fêtes afin d'éviter de nouveaux drames.

"Ça tue pas mal autour de la Saint-Sylvestre. C’est une période de l’année, Noël et le jour de l’an, où il y a énormément de consommation et donc beaucoup d’excitation", alerte Philippe Pujol.

Pour preuve, l’an passé, un jeune footballeur amateur formé à l’OM a été tué à la kalachnikov le 23 décembre à la cité de La Méditerranée, dans le 14e arrondissement. Deux jours plus tard, la nuit de Noël, c’est un homme de 20 ans qui succombait à des blessures par balle non loin de là.

*Depuis 2022, la préfecture de police des Bouches-du-Rhône préfère parler d'"homicides liés au trafic de stupéfiants" plutôt que de "règlements de comptes". Cette classification "ne permet plus de traduire, à elle seule, l'ensemble du phénomène des homicides ou tentatives d'homicides liés au trafic de stupéfiants", estiment les autorités.

Et d'ajouter: "Alors que les règlements de compte ciblaient principalement les gérants de réseaux ou leurs proches collaborateurs, des acteurs moins haut placés sont désormais également pris pour cible, selon des modes opératoires variables."

Florian Bouhot avec Cindy Chevaux et Théophile Magoria