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"C'est un deuil impossible": la douleur des familles de victimes "collatérales" des règlements de compte

Avant Socayna, cette jeune femme de 24 ans tuée chez elle d'une balle perdue liée à une fusillade, d'autres femmes et hommes sans histoire ont perdu la vie. Toutes des victimes de tirs à l'aveugle ou d'erreurs de cible.

"Ils ont enlevé ma fille. Ils ont enlevé la vie de ma fille", pleure la mère de Socayna. Cette jeune femme de 24 ans a été mortellement blessée dimanche soir après avoir reçu une balle perdue alors qu'elle étudiait dans la chambre de l'appartement familial au 3e étage d'un immeuble dans la cité Saint-Thys, à Marseille. Une victime innocente, collatérale, des règlements de comptes ou plutôt des "narchomicides", comme les nomme la procureure de la République de Marseille, Dominique Laurens.

"On n'est pas véritablement dans la notion de règlement de comptes, mais vraiment sur des homicides liés au narcobanditisme", précise la magistrate auprès de France Info.

Avant Socyana, la 93e victime d'homicide ou de tentative d'homicide liés au narcobanditisme depuis le début de l'année dans les Bouches-du-Rhône, il y a eu Larbi. C'était au mois d'avril dernier, quand ce père et grand-père de 63 ans a été atteint d'un tir de kalashnikov dans un snack du quartier de la Busserine, dans le 14e arrondissement de Marseille. Mais il y a aussi eu Kamel, Jessica, Hamza, Marwanne, Ramza, Sarah ou Engin. "C'est choquant, rien en change, la seule évolution, c'est que ça s'est empiré", déplore Oya Günes, la sœur de ce dernier.

"Au mauvais endroit"

Engin Günes était chauffeur de bus, il était sur le point de signer un CDI. Ce jeune franco-turc de 29 ans a été tué de plusieurs tirs de kalachnikov alors qu'il n'était pas visé, dans le quartier de l'Estaque, au nord de Marseille, dans la nuit du 25 au 26 mai 2018. "Il se trouvait dans un club où se rassemblent les jeunes, c'était le mois de jeûne du ramadan, il allait boire le thé avec ses amis, se souvient avec émotion Demet Günes, une autre sœur d'Engin. Il était le seul debout car il allait rentrer pour se coucher car il travaillait à 4 heures du matin."

Le jeune homme prend plusieurs balles de Kalashnikov. Il est atteint avant même la cible visée par les tireurs venus tuer un trentenaire, qui se cachait depuis plusieurs jours dans le quartier. Calme, sociable, passionné de football, Engin Günes est parmi ceux qui "se trouvaient au mauvais endroit et au mauvais moment". Mais comme de nombreuses victimes d'homicides liées au narcobanditisme, il a été soupçonné, par certains, d'être acteur d'un réseau.

"Même si une personne est concernée par le trafic, elle ne mérite pas de mourir, estime Oya Günes. Même si ça n'a pas traversé notre esprit ou celui du voisinage qu'Engin pouvait participer aux trafics, nous avons organisé une marche blanche pour l'innocenter. L'air du soupçon nous était insupportable."

Des victimes "salies"

Laetitia Linon a "passé des nuits entières à répondre à tous les commentaires sur les réseaux sociaux" quand son neveu a été tué. Rayanne aurait dû avoir 16 ans mais le 18 août 2021, l'adolescent, sans histoire et sans antécédent judiciaire, a été fauché par une rafale de kalachnikov alors qu'il se trouvait avec un ami près de la cité des Marronniers, où toute sa famille vivait.

"Ce qui est insupportable, c’est qu’un jeune garçon de 14 ans se retrouve hors de l’école à faire ce qu’il était en train de faire", avait déclaré le président de la République Emmanuel Macron, au sujet de la mort de Rayanne. Provoquant la colère de la famille.

"Il a été sali, déshonoré", insiste sa tante, qui a obtenu en juillet dernier, lors de la venue du chef de l'État, des excuses officielles.

Un "deuil impossible"

Le soir de la mort de Rayanne, les trafiquants étaient tendus dans la cité des Marronniers, dans le 14e arrondissement de Marseille, les habitants le savaient. La mère de Rayanne, infirmière de nuit, lui avait dit de ne pas sortir. Le jeune garçon était gardé par sa grand-mère, qui vivait à quelques étages dans le même immeuble que lui. Il est d'abord allé faire quelques courses puis a demandé à aller dormir chez un ami qui habitait dans un autre quartier.

C'est alors qu'il se trouvait avec ce copain que Rayanne a été visé par des tireurs circulant à moto. Il a tenté de leur échapper, mais a été rattrapé et tué. Un enfant de 8 ans présent devant l'immeuble avait été blessé à la tête.

Laetitia Linon était absente lorsque le drame s'est produit: "Quand je suis rentrée, la première chose que j'ai vue, c'est la tache de sang, le sang de Rayanne. On ne s'en remet pas, c'est un deuil impossible."
Socayna : le témoignage poignant de sa mère - 13/09
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"Ma sœur a repris le travail, mais comment se reconstruire après la mort d'un enfant, surtout lors d'un assassinat. Il n'aurait pas dû mourir, c'est toute une famille qui est traumatisée." Certains n'arrivent pas à se rendre au cimetière sur la tombe de Rayanne, d'autres font des cauchemars imaginant se faire tuer. "J'ai des enfants, bien sûr que j'ai peur, j'ai peur pour tout le monde", confie de son côté Oya Günes.

Des trafiquants qui gagnent

Les Günes sont restés dans le quartier de l'Estaque, là où ils vivent depuis 40 ans. "On ne pouvait pas partir, il y a trop de souvenirs, explique la sœur d'Engin. Et pour aller? Ça ne devrait pas se passer comme ça." La famille de Rayanne a été contrainte de quitter la cité des Marronniers. "J'y retourne souvent, explique Laetita Linon. Ça été un soulagement de partir pour mes enfants, mais ça n'en est pas un car c'est nous qui avons dû partir, les coupables eux sont restés."

Des auteurs d'assassinat trop peu interpellés. Dans les deux affaires, celle d'Engin et celle de Rayanne, les investigations sont toujours en cours. "Nous n'avons aucun espoir qu'ils soient arrêtés", souffle Demet Günes. "On ne peut même pas en vouloir à la police, ils ont trop de dossiers et trop d'assassinats, abonde Laetitita Linon. Il faut faire en sorte que ces auteurs ne se sentent plus dans une impunité totale."

La mère de famille constate d'ailleurs que dans les quartiers la mort est devenue "banale" pour les jeunes.

"Ne pas enlever les statuts de victimes"

Avec ce nouveau drame et la mort de Socayna, Laetitia Linon, qui a créé un collectif de familles de victimes, estime qu'"on a touché le fond". "C'est un État parallèle qui s'est mis en place", déplore Oya Günes qui en appelle à la responsabilité de l'État pour "accompagner" les familles endeuillées mais surtout cette jeunesse qui tombe dans les trafics. "Les jeunes ne naissent pas délinquants", insiste-t-elle. Laetitia Linon rejette d'ailleurs aujourd'hui le terme de "victimes collatérales", comme s'il y avait une hiérarchie entre les meurtres.

"Derrière tous les assassinats, il y a des familles qui ont honte, pour elle c'est la double peine car leur proche n'a pas le statut de victime innocente, plaide Laetitia Linon. Salir leur mémoire, c'est leur enlever leur statut de victime. Peu importe qu'ils étaient guetteurs ou autre. Ils ont été assassinés. Point."

https://twitter.com/justinecj Justine Chevalier Journaliste police-justice BFMTV