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Séismes en Turquie: pourquoi le régime de Recep Tayyip Erdogan est critiqué?

Le président turc Recep Tayyip Erdogan en déplacement dans la ville de Kahramanmaras, dans le sud-est de la Turquie, deux jours après le violent séisme qui a frappé la région.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan en déplacement dans la ville de Kahramanmaras, dans le sud-est de la Turquie, deux jours après le violent séisme qui a frappé la région. - Adem ALTAN / AFP

La frustration grimpe dans les régions frappées par les puissants séismes en début de semaine. Alors que l'aide peine à arriver dans certaines zones et que la qualité des bâtiments est mise en cause, le régime d'Erdogan apparaît fragilisé.

Le bilan ne cesse de s'alourdir. Alors que l'OMS a prévenu que 23 millions de personnes pourraient être touchées par la catastrophe, au moins 17.500 personnes sont mortes dans les séismes ayant endeuillé l'Anatolie, dont 3162 en Syrie et 14.351 en Turquie.

Depuis ce lundi, les victimes continuent d'affluer et les autorités turques se retrouvent sous le feu des critiques. Alors que de nombreux habitants des zones sinistrées déplorent la lenteur de l'arrivée des secours et l'inadéquation de l'aide d'urgence, Recep Tayyip Erdoğan a reconnu ce mercredi des "lacunes".

"Il est impossible d'être préparé à un désastre pareil", a-t-il plaidé lors d'un déplacement dans la province d'Hatay, près de la frontière syrienne.

Élections à venir

Ces séismes interviennent à trois mois des élections présidentielle et législatives, cruciales pour le président turc. Ce dernier était déjà dans une position inconfortable avant ce lundi, "en balance dans les sondages", selon Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient à l'IFRI.

En 1999, lors du dernier gros tremblement de terre en Turquie qui avait fait plus de 17.000 victimes, c'est en partie les critiques contre les autorités qui avait conduit le parti d'Erdogan, l'AKP, à la victoire trois ans plus tard. Le Premier ministre d'alors, Bulent Ecevit, avait été ciblé pour sa gestion des secours aux populations.

Cette fois, le chef de l'État a aussitôt déclaré un niveau d'urgence maximal qui en appelle à l'aide internationale et s'est déplacé dans certaines provinces sinistrées.

"Une réponse efficace à l'urgence pourrait renforcer le chef de l'État et son parti en suscitant un sentiment de solidarité nationale sous la direction d'Erdogan", estime dans une note Wolfango Piccoli, du cabinet de conseil en risques politiques Teneo.

"S'il rate la réponse post-séisme, Erdogan pourrait perdre les élections de mai", nuance en revanche auprès de l'AFP Emre Caliskan, chercheur au Foreign Policy Centre.

Un régime autoritaire et centralisé

"Erdogan a été pris de court: c'est un régime de plus en plus autoritaire et de plus en plus centralisé donc sur des situations comme ça, il n'y a pas une très bonne capacité de réaction", explique Dorothée Schmid sur BFMTV.

"C'est le président qui décide de tout", abonde-t-elle.

En outre, Recep Tayyip Erdogan est particulièrement critiqué pour avoir marginalisé l'armée. Dès le déclenchement des séismes, l'armée n'a pas agi assez tôt parce que le gouvernement a annulé un protocole lui permettant d'agir sans instruction.

"L'armée ne peut plus être en première ligne car c'est un potentiel compétiteur pour Erdogan, alors qu'elle est la plus efficace dans les situations d'urgence", détaille Dorothée Schmid.

L'opposition critique également la répression de la société civile par Erdogan depuis plusieurs années, notamment depuis le coup d'État manqué de 2016. Le chef du principal parti d'opposition, Kemal Kilicdaroglu, a accusé le gouvernement de ne pas coopérer avec les autorités locales et d'affaiblir les organisations non-gouvernementales qui pourraient aider.

La corruption dans le secteur du bâtiment

Si les séismes sont impossibles à prévoir et que l'intensité de ces derniers a surpris, la région est très vulnérable face aux risques sismiques. Sur les récentes images, on voit des milliers d'immeubles s'effondrer sous la violence des secousses. Conséquence, la qualité du bâti est mise en cause.

Depuis le séisme de 1999, les constructions doivent respecter des nouvelles normes antisismiques. "On voit des bâtiments qui sont basculés uniquement sur le rez-de-chaussée, ça veut dire qu'il n'était pas construit en adéquation avec la loi, il n'aurait pas dû tomber", explique à BFMTV Patrick Coulombel, fondateur de "Architecte de l'urgence".

L'opposition et certains habitants pointent en effet des constructions mal réglementées et de mauvaise qualité. "Il y a eu un besoin de construire rapidement, dans une population plutôt pauvre. Dans l'urgence, il y a des constructions illégales qui sont légalisées a posteriori avec de la corruption, or ils se trouvent que la plupart de ces villes sont gérées par le parti du président", détaille la chercheuse Dorothée Schmid.

"L'industrie du bâtiment en Turquie est gangrénée par la corruption: il y a des constructeurs cupides mais aussi des autorités qui ne font pas respecter les règles", abonde dans le même sens Oya Özarslan, présidente de Transparency International Turquie.

En outre, Erdogan incarne pour nombre de Turcs la fièvre bâtisseuse qui s'est emparée du pays depuis son arrivée au pouvoir en 1994, d'abord comme maire d'Istanbul, puis à partir de 2003 à la tête de la Turquie.

À la suite du drame de 1999, l'État turc a introduit une "taxe sur les tremblements de terre". Toutefois, on ignore comment elle est dépensée et des critiques montent de la part d'un public qui se demande comment son argent a été utilisé.

Les critiques muselées

Si Erdogan a exprimé un certain mea culpa en confessant des "lacunes", il a dénoncé les "quelques personnes malhonnêtes et déshonorantes ont publié de fausses déclarations telles que 'nous n'avons pas vu de soldats ni de policiers'".

"Nos soldats et nos policiers sont des gens honorables. Nous n'allons pas laisser des gens peu recommandables parler d'eux de cette façon" a-t-il mis en garde.

La police turque a ainsi arrêté une douzaine de personnes depuis le tremblement de terre de lundi pour des publications, sur les réseaux sociaux, critiquant la manière dont le gouvernement a géré la catastrophe.

En outre, Twitter est devenu inaccessible sur les principaux fournisseurs de téléphonie mobile turcs, alors que les réseaux sociaux ont été inondés de messages de personnes qui se plaignent d'un manque d'aide, en particulier dans la région d'Hatay.

Sur Twitter, l'opposant Kemal Kilicdaroglu a fustigé ce blocage. "Ce gouvernement insensé a bloqué les communications sur les réseaux sociaux. En résulte une baisse des appels à l'aide. Nous savons ce que vous essayez de cacher et attendons vos explications", a-t-il accusé.

Si des critiques se font entendre, Erdogan reste protégé par une presse qui lui est totalement acquise. "Des médias nationaux largement favorables signifient également qu'Erdogan gérera le récit officiel et pourra profiter de la situation", souligne dans une note Adeline Van Houtte, consultante principale pour l'Europe à l'Economist Intelligence Unit.

Salomé Robles avec AFP