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Interview

"La réalité du secteur, c’est la faillite de FTX": Aurore Lalucq appelle à réguler d'urgence les cryptos

La députée européenne revient sur l'urgence de réguler ce secteur en Europe, en allant plus loin que le projet actuel de règlementation.

La faillite du géant FTX provoque un bouleversement sans précédent dans l'écosystème des cryptomonnaies. Alors que le président américain Joe Biden appelle une régulation mondiale des cryptomonnaies suite à l'effondrement de FTX, BFM Crypto fait le point avec la députée européenne Aurore Lalucq sur la règlementation en Europe.

BFM Crypto: Le règlement MiCa (Market in Crypto Assets) qui permet à l'Europe de réguler les cryptomonnaies, entrera en vigueur en 2024. Etes-vous satisfaite de la version finale? Fallait-il aller plus loin selon vous?

Aurore Lalucq: C’est un premier pas mais il faut aller plus loin, notamment pour créer un cadre réglementaire sur les NFT. Plus largement, les cryptos sont des actifs financiers et doivent être traités comme tels. J’ai toujours plaidé pour les intégrer dans les cadres réglementaires existants. La situation actuelle me renforce dans cette conviction. En effet, je n’ai cessé d'alerter sur les dangers de cette finance non réglementée. Et malheureusement, force est de constater que mes craintes se sont révélées exactes.

Le règlement pourrait-il être encore modifié d’ici son entrée en vigueur de manière à coller à la réalité, notamment dans le contexte de l'effondrement de FTX?

La réalité du secteur, c’est la faillite de FTX. C’est celle de Voyager ou de Celsius, et les milliers de clients qui se retrouvent empêchés de récupérer leur argent. C’est la désintégration du Terra/Luna, pourtant présenté comme l’un des stables les plus solides du marché. A chaque fois, ce sont des comptes bloqués, des bank run, des pyramides de Ponzi, une absence de fonds propres, des manipulations de marché, un non-respect du best execution order… sans même parler des arnaques les plus basiques. Il y a donc urgence à réguler et à réguler vraiment, car le PSAN dans sa version enregistrement relève surtout du "regulation washing". L’urgence c’est d'appliquer MiCA au plus vite.

Que va vraiment changer ce règlement pour les investisseurs?

Jusqu’à présent, le marché des cryptos ne répondait à aucune des réglementations les plus élémentaires du secteur bancaire et financier. C’est une première étape importante dans la mise en œuvre d’un encadrement des crypto-actifs en Europe. Il s’attache tout d’abord à définir ce que sont les crypto-actifs et les prestataires de services sur crypto-actifs pour créer un régime unique d’encadrement de ces prestataires. On y trouve un certain nombre d’obligations en matière de best execution order, de protection des consommateurs, de lutte contre les manipulations de marché et le blanchiment d’argent.

Le Parlement européen devrait rédiger un rapport sur les NFT cette année, qui sera transmis à la Commission européenne. Allez-vous être impliquée dans l’élaboration de ce rapport?

Je ne peux pas encore vous dire si je serai en charge de ce sujet ou si ce sera l’un de mes collègues. Les cryptos trolls et les experts auto-proclamés semblent avoir fait de moi leur cible privilégiée. Pourtant, la question de la régulation des cryptos ne représente qu’une partie des dossiers que je gère au quotidien. Je travaille également sur la réglementation des assurances, le prudentiel côté banques, les normes comptables ou encore la fiscalité pour ne citer que quelques thèmes de travail.

Est-ce que les Etats-Unis ne sont pas plus malins que l’Europe en attendant de voir comment MiCa va se mettre en place, de manière à affiner leur propre réglementation?

Malin? Il me semble que le rôle du législateur n’est pas de jouer “au plus malin”. Son objectif doit être de protéger l'intérêt général - et non de défendre les intérêts privés de quelques-uns - de protéger les consommateurs et la stabilité financière ou encore de lutter contre les nombreuses dérives du secteur.

Comprenez-vous que l’écosystème crypto en France et en Europe craigne plus les Etats-Unis que l’Europe à ce jour?

Je comprends surtout que les consommateurs doivent craindre ce marché en l’état, car il n’est pas régulé, et n’y investir que ce qu’ils sont vraiment prêts à perdre.

Le web 3 change déjà notre rapport aux produits financiers (finance décentralisée qui permet aussi de réaliser des prêts ou crédits), aux paiements (cryptomonnaies qui favorisent l’inclusion financière dans certains pays…) à l’immobilier (token)... Comment ne pas voir la révolution en cours?

La révolution en cours? L'inclusion financière? Comme celle qui a eu lieu au Salvador où près de 80% de la population estime qu’il ne faut pas que l’État investisse un centime de plus dans le bitcoin? Sans compter qu’avec l’effondrement du Bitcoin, le Salvador se retrouve aujourd’hui en difficulté vis-à-vis de ses créanciers. Ou alors en République Centrafricaine, où seulement 14,3 % de la population a accès à l’électricité selon la Banque mondiale… Deux pays qui ont vraiment d’autres priorités que d’investir et de lier leur sort à un actif financier hautement spéculatif et volatil.

Soyons un peu sérieux, si ce secteur veut prospérer il doit sortir des éléments de langage, de l’auto-promotion permanente. Le fossé entre le discours et la réalité le décrédibilise chaque jour un peu plus… Après, il y a des applications utiles de la blockchain, en matière de vérification et de systématisation des pratiques fiscales par exemple. Mais cette technologie sert trop souvent à justifier un non-respect des règles les plus élémentaires. Au prétexte de ne pas brider un secteur naissant, on a trop longtemps accepté que celui-ci fasse à peu près n'importe quoi.

De plus en plus de banques américaines proposent des services de cryptomonnaies, pourquoi les banques françaises ne suivent pas encore cette voie-là selon vous?

Je pense qu’il faut être prudent sur les chiffres avancés. Par ailleurs, je ne vois pas d’un très bon œil les liens entre finance régulée et non régulée. Si les nombreux cryptocrash qui ont eu lieu cette année n’ont pas eu de conséquences dramatiques sur le reste de la finance, c’est justement parce que les ponts entre actifs cryptos et actifs classiques restent assez limités. Et c’est tant mieux. Sinon l’effet de contamination aurait été bien plus important, et la stabilité financière en jeu. La finance mondialisée relève déjà d’un équilibre précaire que nous essayons tant bien que mal d’assurer grâce à des régulations et réglementations. Évitons d’ajouter un facteur de déstabilisation en l’arrimant à un secteur encore plus instable. Tant que les cryptos ne sont pas régulés, il ne faut donc pas accroître les liens entre actifs cryptos et finance dite traditionnelle.

Le ministre de l'Economie Bruno Le Maire veut que la France soit le « camp de base » des cryptos et de la DeFi en Europe, qu’en pensez-vous?

Que c’est décidément un grand visionnaire. C’est bien ce même ministre de l’Economie qui ne savait pas ce qu’était un superprofit, n’est ce pas? Contrairement à toutes les institutions européennes, internationales et même à notre législation. Le gouvernement répète inlassablement les mêmes éléments de langage: il souhaite encourager l’innovation sans pour autant oublier la régulation. La réalité, c’est qu’il ne remplit que la moitié de cette feuille de route. Certes, le gouvernement fait les yeux doux aux acteurs des cryptos, le Président reçoit le patron de Binance. Mais dans le même temps, la réglementation mise en œuvre avec les PSAN est absolument insuffisante. Pire, elle donne l’illusion d’un secteur régulé, ce qui est toujours la meilleure manière de ne rien faire de concret et d’envoyer les consommateurs dans le mur.

J’ai d’ailleurs écrit au Ministre à ce sujet, en pointant le fait que seul l’agrément imposait effectivement des normes en matière de transparence, de bonne gouvernance et de protection du consommateur. Pourtant, aucune plateforme n’est agréée. Pire, elles jouent sur ce flou entre enregistrement et agrément pour induire les consommateurs en erreur, se targuant d’avoir le label AMF, sans pour autant avoir aucune obligation sérieuse.

En avril, vous aviez déclaré dans nos colonnes que vous alliez travailler sur la façon dont les crypto-actifs et la blockchain posent de nouveaux défis dans le domaine fiscal. Avez-vous avancé sur cet axe?

Il est évident qu’un travail est nécessaire pour mieux adapter notre fiscalité à l’arrivée de ces actifs, qui sont des actifs financiers et devraient donc être traités comme tels. Un certain nombre de travaux ont été menés, notamment du côté de l’OCDE, pour essayer de mieux définir ce qu’ils appellent les faits générateurs de l'impôt. En clair, à quel moment la valeur est-elle créée et comment devrait-elle être taxée. Ce sont également les questions que nous nous posons au Parlement européen pour tenter d’offrir un cadre uniforme à l’échelle européenne.

Le Parlement européen a adopté en octobre dernier une résolution, dont j’étais corapportrice, portant sur la question des nouvelles formes de fiscalité liées à la blockchain et notamment la question de la taxation des crypto-actifs. C’est évidemment un premier pas. Notre objectif est de continuer de travailler sur ce sujet. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé à la Commission européenne de lancer un certain nombre d'évaluations concernant le traitement fiscal des crypto-actifs au sein de l’UE, afin de faire émerger un certain nombre de bonnes pratiques et d’aller vers une régulation unifiée à l’échelle européenne.

Le géant Binance souhaite aider Elon Musk à favoriser une adoption des cryptomonnaies sur le réseau social. Quel regard portez-vous sur cette initiative?

Binance et Elon Musk, ça fait vraiment rêver: l’homme soupçonné, selon l’enquête de Bloomberg, de favoriser du blanchiment d’argent via sa plateforme et celui qui est en train de saboter la sienne en brouillant toujours un peu plus les limites entre fake news et débat d’idées. Cela pose néanmoins une question centrale : dans un tel attelage, quelle sera l’indépendance de Twitter vis-à-vis de Binance? Mon regard est celui d’une personne attachée à la démocratie et qui s’inquiète d’une telle alliance.

Peut-être vaudrait-il mieux qu’Elon Musk cesse de faire n’importe quoi avec Twitter, et que Binance commence à appliquer les règles les plus élémentaires de la finance traditionnelle. Voilà qui serait une initiative vraiment intéressante et novatrice. Mais attendons déjà de voir comment se porteront ces deux entreprises dans quelques mois.

Pauline Armandet