BFM Crypto
Crypto
Interview

Bruno Le Maire veut faire de la France "le camp de base en Europe" des cryptos et de la DeFi

INTERVIEW BFM CRYPTO - Bruno Le Maire a livré à BFM Crypto sa première grande interview au sujet des cryptomonnaies. Le ministre de l'Economie et des Finances revient en détails sur sa vision du secteur et assure qu'il veut faire de la France "le hub européen de l’écosystème des crypto-actifs".

C’est la première fois que le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire prend le temps de s’exprimer sur l’écosystème des cryptomonnaies depuis plusieurs années. S’il n’a pas changé sa vision sur la reine des cryptomonnaies, le bitcoin, sa position s’affine au fur et à mesure que l’écosystème évolue. On l'a vu au cours des derniers mois, le marché des cryptomonnaies bouge très vite, il effraie autant qu’il passionne. Dans ce contexte mouvant, Bruno Le Maire veut faire de la France le "hub" européen de l'écosystème crypto.

Le ministre de l'Economie revient également sur les négociations à propos de la règlementation européenne MiCa, sur l'arrivée de géants comme Binance et Crypto.com en France ou encore sur la finance décentralisée (DeFi). Il indique par ailleurs travailler à un rapport sur l’impact environnemental des crypto-actifs et souhaite utiliser l’année 2023 pour approfondir la réflexion avec l’ensemble du secteur afin de définir si de nouvelles adaptations à la législation fiscale sont nécessaires.

BFM Crypto: Quelle est la feuille de route de Bercy dans le domaine des cryptomonnaies?

Bruno Le Maire: Notre feuille de route, avec Jean-Noël Barrot (ministre délégué chargé de la Transition numérique, NDLR), est simple. Nous voulons faire de l’Union européenne la première zone économique mondiale en matière de structuration et d’organisation du marché des crypto-actifs. Et nous voulons qu’en son sein, la France soit le hub européen de l’écosystème des crypto-actifs.

Comment comptez- vous vous y prendre ?

Il nous faut d’abord éviter deux tentations qui nous seraient fatales. La première, c’est la peur: la peur de l’innovation, la peur de la concurrence, la peur de la décentralisation. Cette peur conduirait à étouffer l’écosystème crypto et ses potentialités au service de tous. La seconde, c’est l’idolâtrie: l’idolâtrie d’un monde sans Etat, sans banque centrale, sans frontière et finalement sans monnaie. Cette idolâtrie conduirait à mettre en danger notre souveraineté, mais aussi et surtout, les plus fragiles d’entre nous.

Ces deux écueils ont pu conduire, à travers le monde, à des politiques auxquelles je suis opposé, que ce soit dans un sens ou dans un autre. Mais j’ai confiance. En France, nous ne sommes menacés par aucune de ces deux tentations et le principe de responsabilité prédomine.

Que faut-il donc faire ?

Nous devons nous diriger vers l’avenir, avec ouverture et responsabilité. C’est ce que nous avons fait depuis cinq ans et c’est ce que nous continuerons de faire. Dès 2017, nous avons fait le pari, qu’en matière de crypto-actifs, nous pouvions conjuguer protection et expansion, régulation et attractivité. Pourquoi? Parce que les risques consubstantiels aux crypto-actifs imposent une condition sine qua none au développement dynamique et ordonné du marché: la confiance.

Il faut se rappeler d’où nous venions, en 2017, en matière de soutien à l’attractivité et à l’innovation. Nous nous sommes immédiatement attelés à la tâche, avec la grande consultation préalable à la loi Pacte. Nous avons créé, avec le statut de PSAN (prestataire de services sur actifs numériques), le cadre réglementaire le plus abouti d’Europe, en recherchant le bon équilibre entre protection des épargnants et développement de l’activité. C’est dans ce nouveau cadre, que tout un ensemble d’entreprises françaises s’est constitué, avant tout grâce au talent, à l’audace et à l’esprit de conquête de nos jeunes entrepreneurs. Aujourd’hui, la France rassemble des PSAN parmi les plus innovants au monde et peut s’appuyer sur une concentration exceptionnelle de compétences crypto, qu’elles soient scientifiques, informatiques, financières, juridiques ou commerciales.

Nous avons voulu porter cette ambition, à l’échelle européenne. Et en 2022, c’est sous présidence française du Conseil de l’Union européenne, que nous avons trouvé un compromis politique ambitieux sur le règlement MiCa. Ce nouveau cadre, qui entrera en vigueur à partir de 2024, s’inspire largement de notre cadre national et en constitue le prolongement naturel. Les acteurs qui obtiendront l’agrément français de PSAN, obtiendront demain bien plus facilement l’agrément européen issu de MiCa.

Là aussi, notre règlementation, alliée à nos nombreux talents, est un pilier de notre attractivité. Je suis fier que nous ayons ainsi, en seulement quelques mois, attiré à Paris deux des plus grandes plateformes mondiales: Binance et Crypto.com. D’autres acteurs mondiaux choisiront, je le crois, la France.

Nous poursuivrons cette stratégie dans les mois et les années à venir avec trois priorités. D’abord, consolider nos acquis, en accélérant notre politique d’attractivité, en attirant des acteurs mondiaux mais aussi en mobilisant davantage de fonds privés au service du développement de nouveaux acteurs. Ensuite, en veillant, au niveau européen et en lien avec la BCE, à ce que l’Europe puisse établir rapidement son propre euro numérique souverain. Enfin, en explorant toutes les potentialités offertes par les NFT et la finance décentralisée, afin de positionner la France comme un pionnier mondial du web.

Comment est-ce que la France compte anticiper les évolutions du secteur pour que MiCa colle vraiment avec la réalité du secteur d'ici un ou deux ans?

Il y aura toujours un temps de retard de la règlementation sur l’innovation. C’est une constante dans les sociétés ouvertes au progrès. Le tout est d’en avoir conscience et de veiller à ce que la règlementation ne cherche pas à étouffer l’innovation. Cela a été notre priorité avec le règlement MiCa que nous avons porté sous présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Concrètement cette priorité s’est traduite par deux principes. Le premier, c’est le principe d’adaptation. MiCa prévoit ainsi deux rapports d’étape, au bout de deux ans puis de quatre ans, afin de dresser un bilan de la mise en œuvre du règlement et de le confronter à l’évolution des pratiques. Le second, c’est le principe de cantonnement. MiCa ne traite que des thématiques que nous considérions assez mures pour être régulées. Ne sont ainsi pas directement inclues les NFT et la DeFi ("Decentralised Finance", NDLR). En France, nous serons particulièrement actifs pour nous positionner en pionniers dans ces deux nouveaux univers.

Quelle est la position de Bercy sur la DeFi?

Nous avons assumé depuis 2017 notre souhait de faire de Paris la principale place financière d’Europe. Parce que cela est source de prospérité, d’emplois, de recettes fiscales mais aussi de brassage culturel et intellectuel. A ce titre, nous ne pouvons pas passer à côté de nouvelles tendances qui pourraient demain révéler un pouvoir transformant pour l’industrie financière. C’est pourquoi, je me réjouis que des start-up, mais aussi des grands groupes bancaires centenaires, se soient pleinement investis dans le développement des potentialités de la DeFi. Il est encore trop tôt pour mesurer à leur juste mesure les avancées possibles. Il y aura de belles réussites, comme des échecs. C’est ce qui caractérise l’innovation.

Le géant Binance a annoncé mi-septembre vouloir renforcer sa présence en France. Cela peut-il être bénéfique ou au contraire un frein pour les acteurs crypto français?

Nous ne ferons pas de la France un hub mondial des crypto-actifs en nous isolant du reste du monde. Notre capacité à attirer les plus grands acteurs mondiaux des crypto est donc au cœur de notre politique d’attractivité financière. Mais nous le faisons avec rigueur, réalisme et pragmatisme. Les acteurs qui souhaiteront demain servir le marché européen, devront se conformer à la règlementation européenne et, avant l’entrée en vigueur de MICA, nationale.

C’est ce qu’ont fait des acteurs comme Binance, en mai dernier, et Crypto.com, le mois dernier. Ces deux plateformes d’échange ont obtenu un enregistrement en tant que PSAN auprès de l’AMF. D’autres acteurs internationaux pourraient suivre, en souhaitant faire de la France leur camp de base en Europe. Dans le même temps, ces acteurs souhaitent continuer à se développer en fertilisant le riche écosystème national. Je me réjouis de leur volonté de constituer des fonds d’investissement dans les technologies crypto à destination de la France. Ce sera pour nous plus d’innovation, plus de souveraineté numérique, plus de prospérité et finalement plus d’emplois.

Début septembre, Bercy a invité les acteurs de l’industrie crypto pour évoquer l’impact environnemental des cryptomonnaies. Quelle est la position de Bercy sur le minage?

Le numérique peut être un levier majeur de la transition environnementale, en ce qu’il permet, par exemple, de réduire les besoins de transport, de production ou encore de stockage. Mais il contribue également aux émissions de gaz à effet de serre et à l’exploitation de ressources rares. Il est de notre responsabilité de réduire son bilan carbone. Nous avons donc voulu, dès la précédente mandature, veiller à inclure le numérique dans notre stratégie environnementale.

Et c’est aussi ce que nous voulons faire avec la blockchain et les crypto-actifs. Mais nous voulons le faire sur une base scientifique et rigoureuse. C’est pourquoi, nous travaillons à un rapport sur l’impact environnemental des crypto-actifs. Nous le faisons avec l’ensemble des acteurs concernés, dans des réunions inclusives, comme celle que vous évoquez. L’objectif est double: à la fois regarder comment le secteur peut réduire ses émissions, notamment en matière de minage, et comment il peut contribuer à la transition écologique. Je sais pouvoir compter pour cela sur nos acteurs français qui, il faut le souligner, ont aussi un intérêt économique à limiter leur consommation d’énergie et basculent de plus en plus vers des sources renouvelables. C’est une dynamique que nous devons encourager. Dans l’immédiat, je me réjouis du passage d’Ethereum au proof of stake bien moins consommateur d’énergie.

La fiscalité des cryptomonnaies va-t-elle s'aligner sur celle des actions? Et si non, pourquoi?

Les crypto-monnaies ne sont pas de la même nature que les actions: il ne s’agit pas de titres de propriété d’entreprises. En cela, un alignement pur et simple de la fiscalité avec les actions n’est pas nécessairement un objectif souhaitable.

L’évolution des technologies et des usages des crypto-monnaies peuvent interroger certaines normes actuelles. Nous souhaitons donc utiliser l’année 2023 pour approfondir nos réflexions avec l’ensemble des acteurs concernés, afin de définir si de nouvelles adaptations à la législation fiscale sont nécessaires.

Aux Etats-Unis, le Colorado accepte désormais les cryptomonnaies pour payer ses impôts. Est-ce que cela pourrait être un jour le cas en France?

Cela n’est pas à l’ordre du jour. Notre monnaie est l’euro et n’avoir qu’une seule monnaie pour payer l’impôt est une condition de notre unité. Je vois mal comment nous pourrions assurer l’égalité devant l’impôt si chacun choisissait sa monnaie pour payer ses impôts.

A ce jour, très peu d’enseignes françaises acceptent le bitcoin comme moyen de paiement alors que l’on sait que 8% des Français détiennent des cryptomonnaies. Est-ce que cela pourrait changer?

Je le dis sans ambiguïté, notre monnaie doit rester l’euro et le bitcoin n’a pas vocation à devenir un moyen de paiement à grande échelle dans l’Union européenne. Il s’agit d’abord d’un sujet de cohésion sociale. La monnaie, parce qu’elle est le moyen d’échanger des biens et services et de rémunérer le travail est au cœur de la confiance dans une société. C’est ce qu’illustre l’euro qui jouit d’une crédibilité mondiale. Il s’agit également d’un sujet de souveraineté. Nous ne pouvons être maîtres de notre destin sans maîtriser en Europe notre politique monétaire.

En revanche, l’affirmation de l’euro comme seule monnaie de référence ne doit pas nous empêcher de profiter des potentialités offertes par la blockchain. C’est pourquoi, je suis avec intérêt les travaux de la BCE pour concevoir un euro numérique. Ce projet doit préserver notre souveraineté. De la même manière, MiCa doit permettre le développement de stablecoins adossés sur l’euro, tout en assurant leur stricte parité. Je crois aux vertus de la blockchain au service de l’euro, pas en l’abandon de celui-ci au profit du bitcoin.

Pauline Armandet