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TOUT COMPRENDRE. Pourquoi Tiktok pourrait être finalement interdit aux États-Unis?

La Chambre américaine des représentants a largement adopté une loi qui oblige la maison-mère de Tiktok, Bytedance, à vendre sa filiale américaine sous peine d'être interdite.

La tentative de banissement de Tiktok aux Etats-Unis se concrétise. Ce mercredi, un texte de loi en ce sens a été adopté à une large majorité de 352 voix sur 432 élus à la chambre des représentants. Un vote historique qui "n'interdit pas Tiktok", tient à préciser le chef de file des démocrates à la Chambre des représentants, Hakeem Jeffries, car la proposition doit encore être validée par le Sénat. Mais en cas de succès, Bytedance serait tenu de vendre la filiale américaine Tiktok dans les six mois, sous peine d’être banni des magasins d’applications américains. On fait le point sur tout ce qu'il faut savoir pour comprendre pourquoi Tiktok pourrait être interdit aux États-Unis.

· Qu’est-ce que Tiktok?

Tiktok est une application de partage de vidéos courtes et divertissantes qui compte plus d'1,2 milliard d'utilisateurs mensuels à son actif. En Europe, la plateforme a même dépassé le seuil des 100 millions d'utilisateurs actifs depuis septembre 2020. Aux Etats-Unis, le nombre d'utilisateurs atteint les 170 millions, une popularité hors norme notamment chez les jeunes générations alors que seulement 11 millions d'américains l'utilisaient en 2018.

Fondée en 2012, elle appartient à la société chinoise Bytedance, qui possède également le logiciel de montage vidéo CapCut, ainsi qu'une flopée d'autres applications uniquement accessibles en Chine continentale - à l'image de Douyin, une version chinoise de Tiktok. Tiktok est basé à Pékin, enregistré aux îles Caïmans et possède des bureaux en Europe et aux États-Unis.

· Qu'est-il reproché à Tiktok?

Cela fait déjà plusieurs mois que Tiktok est dans le viseur des autorités américaines, de nombreux responsables estimant que la plateforme de vidéos courtes permet à Pékin d'espionner et de manipuler ses 170 millions d'utilisateurs aux États-Unis.

"Laisser Tiktok continuer à opérer aux États-Unis alors qu'il est sous le contrôle du Parti communiste chinois est simplement inacceptable", a commenté l'ancien vice-président républicain Mike Pence dans un communiqué.

De son côté, le PDG de la plateforme Shou Zi Chew, a nié avoir transmis des informations aux autorités chinoises et assuré qu'il refuserait toute requête éventuelle en ce sens. Même si certains analystes pensent que le fondateur de Bytedance, Zhang Yiming, prend de nombreuses décisions stratégiques. Shou Zi Chew se trouve actuellement à Washington, où il tente d'obtenir des soutiens pour bloquer le projet de loi.

Pour autant, Tiktok s'efforce de prouver son indépendance et assure avoir dépensé plus d'1 milliard de dollars ces dernières années pour déployer un système d'hébergement des données stockées au Texas par l'intermédiaire du géant américain du cloud Oracle.

· Pourquoi cette interdiction de Tiktok divise?

Le président américain Joe Biden a déclaré qu'en cas d'adoption au Sénat, il promulguerait ce texte. Une position surprenante aux yeux des dirigeants de Tiktok, qui avaient vu l'arrivée du Président sur leur plateforme dans le cadre de sa campagne pour un second mandat comme un signe encourageant.

Cette nouvelle loi donnerait également au président américain le pouvoir de désigner d'autres applications comme une menace pour la sécurité nationale si elles sont contrôlées par un pays considéré comme hostile aux États-Unis. Une perspective qui ne fait pas unanimité, en particulier au nom de la défense de la neutralité du net et de la liberté d'expression.

"C'est un texte trop général, qui ne va pas résister à l'examen du premier amendement" à la Constitution américaine, qui garantit la liberté d'expression, a réagi l'élu démocrate à la Chambre Ro Khanna. [...] "L'autre problème est que beaucoup de gens gagnent leur vie avec cette plateforme [aux États-Unis]".

En effet, même si cette loi est finalement adoptée, des recours tentant de la rendre caduque vont probablement être déposés au titre du premier amendement de la Constitution américaine qui garantit la liberté d'expression. C'est ce qui a permis en début d'année à un juge fédéral de lever l'interdiction de Tiktok décidée par l'Etat du Montana en mai dernier.

"Cette dernière législation, adoptée à une vitesse sans précédent sans même avoir bénéficié d'une audience publique, pose de sérieux problèmes constitutionnels", a écrit Michael Beckerman, vice-président de Tiktok chargé de la politique publique, dans une lettre adressée aux défenseurs du projet de loi.

Une position partagée par le sénateur républicain ouvertement libertarien Rand Paul (Kentucky) qui a qualifié sur X cette mesure de "draconienne qui étouffe la liberté d’expression, bafoue les droits constitutionnels et perturbe les activités économiques de millions d’Américains. Cette loi ne protège pas notre nation: c’est un cadeau inquiétant d’une autorité sans précédent au président Biden et à l’Etat de surveillance qui menace le cœur même de l’innovation numérique et de la liberté d’expression aux Etats-Unis". Même Elon Musk s'est aussi insurgé pour partager sa "sérieuse préoccupation" vis-à-vis du projet.

· Qui pourrait racheter Tiktok aux États-Unis?

Si de nombreuses entreprises rêveraient de mettre la main sur cette pépite des réseaux sociaux, seule une poignée en a la capacité. Visé par une enquête pour abus de position dominante, Facebook ne peut se permettre d’ajouter Tiktok à son catalogue d’applications (Facebook, Messenger, WhatsApp, Instagram). Plusieurs noms ont été évoqués, parmi lesquels Oracle, entreprise spécialisée dans les logiciels professionnels.

Mais le mieux placé reste Microsoft, qui s’est rapidement positionné sur cette affaire. L’entreprise, qui possède par ailleurs le réseau social professionnel LinkedIn pourrait ainsi débourser plusieurs dizaines de milliards de dollars, en s’associant avec Walmart, leader américain de la grande distribution.

Dernièrement, c'est Bobby Kotick, l'ancien grand patron d'Activision Blizzard, qui a exprimé son souhait de rachat, explique The Wall Street Journal. Ce dernier aurait proposé de s'allier avec plusieurs entrepreneurs et dirigeants dont Sam Altman, PDG d'OpenAI. Si Bytedance n'est pour l'heure pas cotée en bourse, sa valeur est estimée à plus de 250 millions de dollars.

· Qu'est-ce que cette interdiction signifierait pour les utilisateurs?

Faute de rachat, Tiktok pourrait tout simplement disparaître des magasins d’applications d’Apple et Google. Sur iOS, elle deviendrait inaccessible et serait privée de mises à jour sur les terminaux où elle est déjà installée. L'application serait néanmoins toujours accessible sur Android, sous forme d’APK, une application à télécharger directement sur le Web. En Inde par exemple, où près d'un tiers des utilisateurs de Tiktok sont présents, l'utilisation des APK y est très répandue pour contourner l'interdiction de la plateforme dans le pays.

· Comment Tiktok (et la Chine) se mobilise contre cette loi?

Début mars, Tiktok avait envoyé une notification à des millions d'utilisateurs américains leur demandant de se mobiliser contre l'interdiction en contactant leur élu local. "Les membres du Congrès sont inondés d'appels d'électeurs en colère", peut-on lire dans la presse américaine, à moins de huit mois des élections présidentielles de novembre.

"Les Etats-Unis doivent (...) cesser les pressions destinées à écarter injustement des entreprises étrangères" de leur marché, a fustigé un porte-parole du ministère chinois du Commerce ce jeudi, avertissant que la Chine "prendra toutes les mesures nécessaires" pour défendre ses entreprises. Le gouvernement chinois dénonce des "méthodes de voyou" et conteste farouchement les allégations d'espionnage ou de manipulation des citoyens américains.

"Si un soi-disant prétexte de sécurité nationale peut être utilisé pour écarter arbitrairement des entreprises performantes d'autres pays, alors il n'y a plus d'équité ni de justice", a fustigé un porte-parole de la diplomatie chinoise, Wang Wenbin.

· Pourquoi ce "Tiktok-ban" ne date pas du mandat de Biden?

Dans la lignée de la guerre qui opposait dès 2019 l’administration Trump au géant chinois Huawei, il est reproché à Tiktok les mêmes vices: le fait d’espionner les utilisateurs en récoltant de nombreuses données personnelles. Ces données collectées par l’application chinoise sont par ailleurs de la même nature que celles qui sont récoltées par d’autres plateformes comme Facebook (historique de navigation, conversations, centres d’intérêts, localisation, liste des contacts, et bien sûr un accès à l’appareil photo et au micro du mobile..). Cette accusation s’inscrit donc davantage dans une guerre commerciale et géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine.

Néanmoins, l'ancien président américain Donald Trump (2017-2021) a opéré ce lundi un revirement en affirmant qu'il était opposé à une interdiction, principalement parce qu'elle renforcerait Meta, le propriétaire d'Instagram et de Facebook, qu'il a qualifié d'"ennemi du peuple".

"Si vous vous débarrassez de Tiktok, Facebook et Zuckerschmuck (sic) doubleront leur chiffre d’affaires. Je ne veux pas que Facebook, qui a triché lors des dernières élections, en profite. C’est un véritable ennemi du peuple!", a écrit Donald Trump sur son réseau social, Truth Social, le 7 mars.

En 2020, le promoteur immobilier, alors président des États-Unis, avait tenté d'arracher le contrôle de Tiktok à Bytedance avant d'en être empêché par les tribunaux américains. Donald Trump a réfuté les accusations selon lesquelles il aurait changé de discours parce qu'un investisseur majeur de Tiktok, Jeff Yass, avait menacé de ne plus contribuer au financement de campagnes électorales de républicains.

· Tiktok est-il aussi menacé d'interdiction en France (et en Europe)?

Courant 2023, plusieurs institutions - comme le gouvernement et le Parlement britanniques, l'UE et la Maison-Blanche - ont décidé d'interdire au personnel d'utiliser l'application sur les téléphones professionnels. L’OTAN a officiellement aussi banni Tiktok des téléphones de ses employés en mars 2023, au même titre que le gouvernement français pour ses 2,5 millions d'agents de la fonction publique.

Fin février, la Commission européenne demandait elle aussi à ses salariés de supprimer l’application chinoise au plus vite. Tiktok avait alors tenté de rassurer les régulateurs, notamment avec le "Projet Clover", consistant à stocker ses données d'utilisateurs européens dans deux nouveaux datacenters implantés en Irlande et en Norvège. Un engagement qui n'empêche pas nos données d'être transférées vers la Chine.

Interrogé par Tech&Co l'an passé, Tiktok a fait savoir : "Nous sommes une plateforme mondiale et, comme d'autres entreprises internationales, nous avons des employés basés en Chine. Pour que l'expérience Tiktok de notre communauté soit sûre et agréable, nous pouvons autoriser certains employés à distance à accéder aux données des utilisateurs en dehors de l'Europe. Par exemple, si un utilisateur signale que sa vidéo n'apparaît pas sur la plateforme."

Il est donc fort probable qu'une telle interdiction de Tiktok se prendrait au niveau européen. C’est d’ailleurs à Bruxelles que les dirigeants de l’entreprise chinoise tentent de convaincre les élus que Tiktok ne représente pas un danger pour les utilisateurs. Pour l'heure, la vice-présidente de la Commission européenne Margrethe Vestager a précisé qu'il est encore "bien trop tôt" pour se prononcer sur cette éventuelle interdiction, tout en rappelant qu’une enquête approfondie est menée par les autorités irlandaises pour découvrir jusqu’où transitent ces données personnelles. Le tout au regard du nouveau règlement européen, le Digital Service Act (DSA), en vigueur depuis le mois de novembre 2022.

Pierre Berthoux