Tech&Co
De plus en plus d'influenceurs s'interrogent sur l'exposition de leur vie privée.

PIERRE-OSCAR BRUNET / BFMTV

"Mes abonnés sont intrusifs": raconter sa vie et protéger son intimité, le dilemme des influenceurs

Montrer une partie de sa vie privée fait partie du métier des influenceurs, qui subissent en retour des comportements intrusifs voire malveillants. Comment parvenir à en montrer et à se protéger? Des influenceuses témoignent auprès de BFMTV.com.

Le

Manon Delcourt le reconnaît: elle "ne sait pas vraiment créer" une limite avec ses abonnés. Dans son podcast, ses vidéos Youtube et Tiktok, ou sur Instagram, cette influenceuse aborde parfois des sujets très intimes, comme ses troubles du comportement alimentaire ou sa vie amoureuse. Mais depuis quelques mois, celle qui est connue sous le pseudo Dairing Tia essaie de mieux préserver son intimité, échaudée par les comportements intrusifs de certains abonnés.

"J'ai une grande terrasse et avant, je faisais mes stories dessus mais la résidence en face de la mienne est assez reconnaissable. J'ai déjà eu des réponses en story en mode, ‘Ah, tu habites (à cette adresse)'", explique-t-elle.

"Une fois, en retour de Londres, j'ai posté un selfie dans l'Eurostar et des abonnées m'ont attendue à Gare du Nord, elles avaient dû regarder les horaires des trains. Elles étaient mignonnes mais je me suis dit que ça aurait pu être des personnes malintentionnées", illustre-t-elle encore.

[INEDIT] Lucile, l'influenceuse star menacée de mort par l'un de ses followers
[INEDIT] Lucile, l'influenceuse star menacée de mort par l'un de ses followers
17:06

"Je me sens surveillé"

Manon n’est pas la seule créatrice de contenus à avoir connu des intrusions dans sa vie privée. Le vidéaste Mastu a fait une pause de deux mois entre fin 2022 et début 2023, annoncée dans une vidéo où il se disait “épuisé nerveusement” après plusieurs incidents. Il y racontait comment des abonnés l’avaient déjà suivi jusqu’à son domicile, comment certains avaient sonné chez lui de manière insistante ou l’avaient hélé depuis la rue.

“Quand je suis chez moi, j’aime bien être tranquille. C’est le seul endroit où je peux avoir mon intimité”, avait-il déploré.

L’influenceur Michou en a également parlé plusieurs fois, en vidéo et sur X (ex-Twitter) en mars 2021: "Je sais que je devrais pas me plaindre de ça, mais honnêtement, les abonnés qui me suivent partout j’ai vraiment du mal à vivre avec ça, genre je dois faire attention par où je passe, je peux plus aller partout, tous les jours y’a des mecs qui passent leur aprèm devant chez moi".

"Je gare ma voiture dans la rue y’a des gens ils prennent des photos avec, en fait vraiment je vous kiffe mais c’est trop, y’a plus de limites je me sens surveillé h24", avait-il encore écrit.

Les abonnés peuvent même se montrer pressants et réclamer toujours plus: mercredi 10 janvier, sur Instagram, Enjoyphoenix affirmait recevoir "énormément" de messages depuis le début de l'année lui demandant quand allaient reprendre les vlogs qu’elle publie habituellement chaque semaine.

"J’adore ce que je fais mais je demande juste un tout petit peu d’intimité pendant les moments où je choisis de garder ma vie un peu privée", écrivait-elle.

Une demande des fans qui peut s'expliquer par la proximité ressentie avec ces influenceurs, avec qui l'identification est "plus simple", contrairement au "gouffre qu’on peut avoir avec une star de cinéma par exemple qui parait à 1.000 années de nous", décrypte le psychologue Olivier Duris. "Voir quelqu'un qui nous parle de son intime, ça permet aussi de penser à son intimité à soi", ajoute le spécialiste des réseaux sociaux.

Inoxtag, "pas plus votre ami que Jean Dujardin"

Mastu en parlait en décembre 2022, cette proximité n'est (en partie au moins) qu'un sentiment: "Si je me plains les gens vont un peu avoir tendance à dire, 'Ouais frère tu as le melon, tu te prends pour une star alors tu fais des vidéos dans ta chambre et tout'". Mais "par exemple Jean Dujardin, qui est connu de tous, il y a un truc que lui a et que des gens comme Inoxtag par exemple n'ont pas, c'est que si tu vois Jean Dujardin dans la rue, tu vas peut-être hésiter à aller le voir parce que c'est un adulte, parce que tu vois il y a ce truc de charismatique un peu d'acteur, d'homme mûr", notait-il.

"Alors qu'Inoxtag il a ton âge, ou il est plus jeune, tu vas aller le voir facilement, (...) en mode j'ai vu il est sympa en vlog, alors qu'en réalité c'est pas plus votre ami que Jean Dujardin"

Les influenceurs eux-mêmes peuvent d'ailleurs avoir un sentiment d’illégitimité à évoquer ce type de problème. "Mes abonnés sont intrusifs, mais je leur donne la possibilité de l'être", affirme aussi Caroline Nicoullaud, qui parle régulièrement de ses divers soucis de santé sur Internet.

"Quand on est une personnalité célèbre, on peut attirer des comportements déviants. Mais chez les influenceurs, il peut y avoir ce risque de culpabilité, parce qu’ils décident de montrer et peuvent regretter après coup", observe le psychologue Olivier Duris, qui les invite à "se protéger".

Malgré ces conséquences négatives, les créateurs peuvent trouver dans leur exposition un bénéfice qui n'est pas seulement économique. "Je leur donne tellement d'intimité qu'ils sont dans l'intime avec moi aussi. Ils m'ont beaucoup aidée en se livrant aussi à moi quand j'ai eu des problèmes de ventre; c'est un échange entre nous", relate Caroline Nicoullaud.

Lorsqu’elle aborde ses troubles du comportement alimentaire ou la question du deuil sur son podcast, Manon Delcourt estime faire de "l'autothérapie": "Quand j'ai besoin de parler d'un sujet, c'est comme ça que je vais l'aborder".

Le psychologue Olivier Duris y voit une "volonté de montrer certaines parties de soi pour chercher la réaction d’autrui et se réapproprier la chose différemment grâce au retour de l’autre". "Par exemple, je suivais une jeune fille qui avait un corps et une cicatrice avec lesquels elle n’était pas à l’aise. Elle mettait des photos d’elle sur les réseaux avec un filtre et montrait à peine la cicatrice pour avoir des retours de l’autre sur sa beauté", raconte-t-il. Face aux compliments qu’elle recevait, elle a pris confiance en elle: “Petit à petit, elle a enlevé les filtres et montré sa cicatrice”.

Cambriolages, home-jacking...

Dans un autre registre, l'exposition des influenceurs peut aussi attirer des malfaiteurs. C’est ce qu’a expérimenté Caroline Nicoullaud en 2022, victime d’un cambriolage. "Je montrais tout et n'importe quoi et des gens ont trouvé mon adresse", explique l’influenceuse.

"Je filmais la rue de ma fenêtre et ils sont rentrés par cette fenêtre. La police a regardé mes vidéos et a dit que je laissais beaucoup d'indices", raconte-t-elle à BFMTV.com.

La créatrice de contenus parlait sans filtre de ses horaires de bureau, indiquant qu’elle travaillait en présentiel tous les jeudis après-midi: c’est à ce moment que les cambrioleurs sont venus. "C’était hyper naïf de ma part", regrette-t-elle aujourd’hui.

Coraline Ball, elle, a été victime d’un home-jacking en 2022. Un homme a sonné à sa porte, se présentant comme un voisin lui demandant de l'aluminium, avant de la frapper et de lui voler sa montre avec un complice. Elle pense que ce vol pourrait être lié à sa présence sur les réseaux sociaux car elle avait publié une story chez elle une heure avant.

L'été dernier, le père du streameur TeufeurS a même été enlevé, ses ravisseurs souhaitant obtenir le paiement d'une rançon. "Flex (se vanter, NDLR) sur Internet etc n'était pas une bonne idée, et j'en prends conscience. Je me sens fautif, même si je sais qu'au fond de moi je ne suis pas responsable, c'est difficile", avait réagi l'influenceur sur X.

Publications en différé, parole surveillée...

Les influenceurs peuvent tenter de mettre en place des stratégies pour protéger au mieux leur intimité. Depuis son cambriolage, Caroline Nicoullaud a déménagé et fait très attention aux indices qu’elle laisse sur sa localisation. "Je ne dis jamais 'une adresse que j'ai testée à côté de chez moi' par exemple" et évite de montrer ses objets de valeur.

Elle refuse aussi la plupart des voyages que des marques lui proposent car ils impliquent généralement une publication de contenus au moment du voyage, quand elle préfère publier en différé, pour que les gens ne sachent pas où elle est à un instant précis. Après son home-jacking, Coraline Ball dit être devenue "plus pudique" dans ce qu'elle affiche. Elle ne tourne plus de vidéos et ne publie que des messages écrits dans ses stories.

Manon Delcourt, qui recevait des messages d’abonnés lui disant que son compagnon se trouvait en compagnie d’autres filles, a décidé de moins le montrer sur ses plateformes. De même, Caroline Nicoullaud ne parle jamais de sa famille et ne la suit pas sur les réseaux sociaux pour que ses membres ne puissent pas être trouvés.

Des choix qui ne sont pas anodins dans un métier qui repose en très grande partie sur la personnalité et donc sur la vie privée des personnes qui l’exercent. “Je sais que j'ai moins de vues en stories depuis que je montre moins ma vie privée. Mais je suis bien avec ça parce que je l'ai choisi”, affirme Manon Delcourt.

Sophie Cazaux