BFMTV
Bandes dessinées

Comment Emmanuel Macron mise sur "One Piece" pour séduire le jeune électorat

Détail de la couverture du tome 100 de "One Piece"

Détail de la couverture du tome 100 de "One Piece" - Glénat

Le président cite régulièrement le célèbre manga sur les réseaux sociaux depuis l'été dernier. Si cette stratégie fonctionne auprès des jeunes, il est assez ironique de voir Emmanuel Macron citer l'œuvre d'Eiichiro Oda, porteuse d'idées anarchiques.

Lorsqu’Emmanuel Macron a tweeté le 31 janvier dernier pour annoncer l’ouverture du Pass Culture aux 15-17 ans, le tome 100 de One Piece figurait en bonne place sur la photo. Sur ce cliché, parfaitement calibré pour les réseaux sociaux, le tome de la saga d’Eiichiro Oda apparaissait en bonne compagnie, partiellement caché par des ouvrages du général de Gaulle, de l'historienne Hélène Carrère d'Encausse et du dernier compagnon de la Libération, Hubert Germain.

Cette image est le plus récent épisode d’une stratégie présidentielle qui depuis six mois, mise sur les mangas - en plein boom en France, avec 85 millions de tomes vendus en 2021, et un chiffre d’affaires de 890 millions d’euros - pour séduire un électorat jeune, à quelques mois de l'élection présidentielle.

En juin dernier, Emmanuel Macron avait déjà publié en story sur Instagram un sondage demandant à ses abonnés de départager One Piece de L’Attaque des Titans. Et en juillet, le président avait reçu de la part d’Eiichiro Oda lors d’un voyage officiel pendant les JO de Tokyo un dessin dédicacé de sa main. L'œuvre a depuis été exposée à l’Élysée lors des journées du patrimoine en septembre.

Du jamais vu en communication politique

Malgré les railleries de ses opposants, la stratégie fait mouche auprès des jeunes lecteurs. Quelques heures après la publication du tweet, les mots "One Piece" étaient dans les tendances Twitter. Et les populaires vidéastes du Mont Corvo, qui décryptent One Piece sur YouTube, commentaient avec enthousiasme la publication présidentielle, avant d’effacer leur message sous la pression de leurs fans.

C'est du jamais vu dans l’histoire pourtant longue de la communication politique, souligne l'historien Christian Delporte, spécialiste en la question: "Je ne vois aucun équivalent. Ça s'inscrit dans un phénomène général pour lui pour montrer à quel point il est un président jeune. C'est un truc à l'américaine, pour montrer qu'il est décontracté et en phase avec la culture populaire, comme il l'a déjà fait avec les YouTubeurs [McFly et Carlito]. Ça marche plutôt bien, d'ailleurs. Quand on voit la structure de son électorat, il cartonne chez les jeunes. Ils auraient tort de s'en priver."

Contactée par BFMTV, la maison d’édition de One Piece, Glénat, se dit "ravie" du coup de projecteur, tout en précisant qu’elle "n'y est pour rien". "Nous n'avons d'ailleurs pas été l’intermédiaire pour ses relations avec le Japon. Nous sommes bien évidemment ravis d'une telle mise en avant, mais il s'agit d'un choix personnel de sa part." Et de bien insister: "Ce n'est pas une récupération. L'utilisation de One Piece est aussi représentative de l'effet du Pass Culture sur les ventes de manga. Dans la mesure où le manga est devenu emblématique du Pass Culture, ce n'est pas surprenant que ce genre de visuels apparaisse dans une communication liée au Pass Culture."

"Un président branché connaît ce qui marche en BD"

Hormis François Mitterrand, qui appréciait en particulier Hugo Pratt (Corto Maltese), les présidents de la République ont jusqu’ici peu professé leur amour pour le 9e Art. "À part Tintin, Astérix et Blake et Mortimer, ils ne vont pas tellement plus loin", précise Christian Delporte. Les chefs d'État se rendent rarement dans la capitale de la bande dessinée Angoulême. Macron s’y est risqué en janvier 2020 pour discuter de la condition des auteurs. Il y a déjeuné avec Lewis Trondheim, Denis Bajram et Jul, qui lui a offert un t-shirt dénonçant les violences policières.

Matthieu Pinon, auteur du livre de référence Histoire(s) du manga moderne (1952-2020), voit dans l’utilisation de One Piece par la présidence de la République "une bascule dans la considération du manga par la doxa politique et par le grand public en règle générale". "Pendant longtemps, la bande dessinée a été associée à l'enfance dans l'imaginaire commun. Ce n'était pas sérieux pour un président", complète Christian Delporte. "Aujourd'hui, c'est très branché. Un président branché connaît non seulement la bande dessinée, il connaît aussi ce qui marche en bande dessinée."

One Piece n'a pas été choisi au hasard, note Matthieu Pinon. "Il a une très bonne équipe de com' qui a vu que toutes les semaines le nouveau chapitre de One Piece était en trending topic sur Twitter. Macron n'aurait pas pu mettre L'Attaque des Titans, autre manga très populaire, mais plus ouvertement politique que One Piece. Il y a des complots et Eren, le personnage principal, est devenu un nazi..."

Le tome utilisé dans la photo présidentielle a aussi été choisi avec soin. Sans doute la BD la plus attendue de l’année dernière, le tome 100 de One Piece est aussi celui qui bat des records de spéculation sur les sites de revente. "Trois agents de com' ont dû lui expliquer qu'il est à 75 € sur Vinted. Macron parle moins aux fans de One Piece qu'aux 'scalpeurs' [les spéculateurs qui font du profit sur les éditions collectors, NDLR]", insiste de son côté Philippe Maïsetti, streameur culture et sciences humaines spécialiste de One Piece.

"'One Piece' combat le monde de Macron"

Le tome 100 marque également l'apogée de l'arc du Pays des Wa (Wano Kuni), un sous-récit très apprécié des fans. Il met en scène l'affrontement entre le sémillant Luffy et le terrifiant Kaïdo aux Cent Bêtes. Équivalent du Japon féodal, le Pays des Wa vit replié sur lui-même, sous la coupe du vil shogun Kurozomi Orochi, qui terrorise les habitants de ce monde rongé par la pollution, la famine et la pauvreté. C’est dans ce pays que Luffy et ses compagnons, les Mugiwaras, vont débarquer afin de vaincre Kaïdo, puissant guerrier auquel le shogun s’est associé, et l’impératrice Big Mom.

Avec sa critique de l’isolationnisme du Japon et de la course aux armes de Shinzo Abe, Le Pays des Wa est l’arc le plus politique de One Piece, bien que Oda s’en défende. Beaucoup de fans de One Piece et de détracteurs d'Emmanuel Macron ont souligné l’ironie de voir le président partager sur les réseaux sociaux une œuvre véhiculant un message aussi anarchique et contestataire et dont le héros est une sorte de Che Guevara libérant des peuples opprimés par des gouvernements corrompus.

Couverture des tomes 99 et 100 de "One Piece"
Couverture des tomes 99 et 100 de "One Piece" © Glénat

Ironie également soulignée par Philippe Maïsetti, pour qui One Piece, une œuvre qui résonne particulièrement avec les problématiques de l'adolescence, appelle l'individu à affirmer sa personnalité dans un monde à bout de souffle. "One Piece parle du rapport de l'individu au groupe, et de l'individu aux institutions." La société rêvée d'Emmanuel Macron n'est d'ailleurs pas si éloignée du monde tel qu'il est dépeint par Oda dans son œuvre: "Dans l'univers de One Piece, il n'y a ni bien ni mal, mais des intérêts."

"L'anomie [l'absence de valeurs communes à un groupe, NDLR] et l'individualisme négatif du monde moderne, c'est vraiment le monde de Macron", souligne-t-il encore. "Assez profondément, One Piece combat ça. Dans un monde où le groupe est sans arrêt mis en péril, dans lequel les grandes structures de sociabilité et d'encadrement s'effritent, lire One Piece, c'est apprendre à construire un lien avec les individus. Luffy créé un lien différent avec chaque membre de son équipage." C'est ainsi que notre héros construit un groupe uni avec lequel il va changer le monde. Luffy président?

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV