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TOUT COMPRENDRE - Wagner, "guerre hybride"... Que se passe-t-il à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie?

Un soldat polonais patrouille à la frontière avec la Biélorussie le 29 mai 2023

Un soldat polonais patrouille à la frontière avec la Biélorussie le 29 mai 2023 - WOJTEK RADWANSKI / AFP

La Pologne a annoncé jeudi déployer à terme quelque 10.000 soldats au niveau de sa frontière orientale avec la Biélorussie, alliée de Moscou, qui lui mène une "guerre hybride". Présence de soldats de Wagner, afflux migratoire, portes de l'Otan... la tension monte sur ces plus de 400 kilomètres de frontière commune.

La Pologne ne veut pas "sous-estimer" l'escalade de tensions autour de sa frontière avec la Biélorussie. Ce jeudi, elle a annoncé prévoir de déployer à terme quelque 10.000 soldats pour protéger, à titre "dissuasif", sa frontière orientale avec l'allié de Moscou.

Depuis la fin du mois de juin, après la mutinerie avortée des mercenaires de la milice russe Wagner contre les dirigeants du Kremlin, la situation est de plus en plus électrique aux portes de l'Otan. Varsovie accuse Minsk de lui mener une "guerre hybride" tandis que l'État présidé par Alexandre Loukachenko brouille les pistes.

• Pourquoi la rébellion de Wagner est-elle à l'origine des tensions?

Fin juin, le groupe russe paramilitaire Wagner a cherché à renverser le pouvoir russe lors d'une rébellion éclair. Son chef Evguéni Prigojine a ensuite assuré que son soulèvement ne visait pas à renverser le pouvoir, mais à sauver Wagner d'un démantèlement par l'état-major russe, qu'il accuse d'incompétence dans le conflit en Ukraine débuté en février 2022.

Abandonnant leur mutinerie avant d'arriver à Moscou, les membres de Wagner ont par la suite été accueillis en Biélorussie, fidèle allié de la Russie, où ils devaient travailler comme "instructeurs" pour les forces de défense territoriale biélorusse. Cet accueil a été qualifié de "menace potentielle" pour la Pologne par le président Andrzej Duda.

Près d'un mois plus tard, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a affirmé que plus de 100 soldats du groupe co-fondé par Evgueni Prigojine se dirigeaient vers la frontière polonaise. Une information démentie début août par le président biélorusse Alexandre Loukachenko lui-même.

"J'ai entendu dire l'autre jour que la Pologne a paniqué, croyant qu'une unité de 100 personnes avait déménagé ici. Aucune unité de Wagner n'a déménagé ici. Et s'ils l'ont fait, ils l'ont fait uniquement pour transmettre leur expérience de combat aux brigades [biélorusses], qui sont stationnées à Brest et Grodno (tout près de la frontière polonaise, NDLR)", a-t-il assuré dans un communiqué.

Pourtant, les renseignements polonais et lituanien, pays membres de l'Otan, y voyaient une tentative claire de déstabilisation biélorusse. Selon Mateusz Morawiecki, Minsk a tenté d'envoyer des migrants vers l'ouest pour submerger les forces frontalières polonaises. Parmi ces migrants, figureraient même des soldats de Wagner.

• Pourquoi cette frontière est-elle particulièrement sensible?

La Pologne et la Biélorussie possèdent plus de 400 kilomètres de frontière en commun. Cette zone représente la porte d'entrée de l'Otan pour le duo Moscou/Minsk, ce qui explique en partie les craintes de Varsovie.

"La Pologne se considère en première ligne face à la menace russe depuis le début de la guerre en Ukraine. Toutes les déclarations provocatrices de Moscou et Minsk sont prises argent comptant", a déclaré à BFMTV.com le général Jérôme Pellistrandi, consultant défense de la chaîne.

Mais cette région frontalière sensible s'étend un peu plus au nord avec la centaine de kilomètres entre la Pologne et la Lituanie, appelée le corridor de Suwalki. Cette bande de terre sépare la Biélorussie de l'exclave russe de Kaliningrad. Envahir cette zone permettrait à Moscou de mettre désexclaver Kaliningrad - où sont par exemple entreposées des armes nucléaires - et d'isoler les républiques baltes que sont la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie.

"La Biélorussie met de l’huile sur le feu dans cette partie tendue de l'Europe", a ajouté Jérôme Pellistrandi.

• Pourquoi le gouvernement polonais parle-t-il de "guerre hybride"?

Varsovie accuse Minsk et Moscou d'orchestrer une nouvelle grande vague de migration en vue de déstabiliser la frontière polonaise, limite orientale de l'Union européenne.

"Il s'agit d'une opération organisée par les services spéciaux russes et biélorusses, de plus en plus intense", a déclaré lundi à la presse le vice-ministre polonais de l'Intérieur Maciej Wasik.

Les services biélorusses se sont transformés en "un groupe criminel ordinaire qui organise la migration illégale", a déclaré pour sa part le commandant en chef des garde-frontières polonais, le général Tomasz Praga.

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"Bien sûr, ils en tirent d'énormes profits", a-t-il souligné à la presse.

Selon lui, 19.000 migrants ont tenté d'entrer en Pologne depuis le début de l'année, contre 16.000 en 2022. "Le record" a été battu en juillet, avec plus de 4000 personnes qui ont essayé de passer la frontière, a-t-il précisé.

À cela s'ajoute la présence redoutée de membres de Wagner qui complique le travail des garde-frontières polonais. "Ils seront probablement déguisés en gardes-frontières biélorusses et aideront les immigrés illégaux à entrer sur le territoire polonais, déstabiliseront la Pologne, mais ils essaieront aussi probablement de s'infiltrer en Pologne en se faisant passer pour des immigrés illégaux, ce qui crée des risques supplémentaires", avait estimé le Premier ministre polonais.

C'est pourquoi le gouvernement polonais a qualifié la stratégie biélorusse de "guerre hybride", menée conjointement avec la Russie.

• Quelle est l'attitude de la Russie?

La Russie et la Biélorussie, via leurs présidents Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, brouillent les pistes et ont tendance à changer de discours et de tonalité face à cette situation.

Le président Loukachenko, malgré son démenti, avait laissé planer le doute sur les intentions des combattants de Wagner réfugiés dans son pays. Lors d'une rencontre avec le président russe Vladimir Poutine le 24 juillet dernier, il avait fait sourire son homologue en lançant que les hommes de Wagner "demandent à aller vers l'ouest", notamment vers Varsovie, pour une "excursion".

De son côté, Vladimir Poutine avait menacé la Pologne à la fin du mois de juillet. Lors d'une réunion organisée avec son conseil de sécurité, le président russe avait accusé Varsovie de vouloir envahir la Biélorussie.

"Une agression contre la Biélorussie signifierait une agression contre la Fédération de Russie. Et nous y répondrons en utilisant tous les moyens à notre disposition", avait-il dit, dans des propos repris par le Guardian.

Une position diplomatique habituelle de la Russie depuis le 24 février 2022 et l'invasion en Ukraine, selon le général Jérôme Pellistrandi: "L'obsession de Moscou est de faire passer la Russie comme le pays agressé par l'Otan pour justifier son attaque en Ukraine."

• Quel est le dispositif polonais?

La Pologne a renforcé les moyens mis en place à sa frontière depuis maintenant plusieurs années. À partir de l'été 2021, des milliers de migrants et de réfugiés, principalement originaires du Moyen-Orient, ont traversé ou tenté de traverser la frontière polonaise.

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En réponse, Varsovie a fermé, pendant neuf mois, l'accès à la frontière aux non-résidents, y compris aux travailleurs humanitaires et les médias. Elle y a dépêché des milliers de soldats et de policiers, et a construit une barrière métallique équipée d'installations électroniques et approuvé une loi autorisant les refoulements des migrants, une pratique condamnée par des organisations et la justice internationales.

Malgré le déploiement progressif de milliers de soldats ces derniers jours, cela n'a pas empêché deux hélicoptères biélorusses de violer l'espace aérien polonais en traversant la frontière.

"Nous voudrions vous rappeler que la Russie et la Biélorussie ont récemment intensifié leurs activités hybrides contre la Pologne", avait réagi le ministère polonais de la Défense, qui avait informé l'Otan de l'incident.

Désormais, et ce depuis l'annonce de ce jeudi, 10.000 soldats vont y être déployés. "Il s'agira d'environ 10.000 soldats, dont 4000 seront directement engagés dans les opérations de soutien à la police des frontières et 6000 autres en renfort", a déclaré le ministre polonais de la Défense Mariusz Blaszczak à la radio publique.

• Jusqu'où cela peut-il aller?

Cette montée des tensions militaires aux frontières de l'Otan ou de l'Union européenne pose question et pourrait inquiéter. Par exemple, une intervention militaire de la Biélorussie sur le territoire polonais activerait l'article 5 du traité de l'Otan selon lequel "chaque membre de l'Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l'ensemble des membres" et impliquera une riposte collective.

Pour l'heure, le caractère "dissuasif" des manœuvres polonaises devrait persister. "Il y a peu de chances que cela dégénère, a analysé Jérôme Pellistrandi, l'armée biélorusse n'a aucune envie d'entrer en guerre et la Pologne ne pourrait de toute façon pas se lancer dans une aventure en solitaire sans l'accord de ses alliés."

Toutefois, "elle doit se positionner de façon très ferme" pour mettre un terme à cette escalade de tensions.

Théo Putavy