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Russie

Evguéni Prigojine, le héros national devenu "traître" à abattre

Le patron de la milice Wagner a été l'un des hommes forts de Vladimir Poutine. Sa rébellion contre Moscou l'a fait basculer du côté des parias. Les causes de son accident fatal sont encore nébuleuses.

Le chef de l'empire Wagner, fauché en plein vol. Mercredi soir, les autorités russes ont annoncé le crash d'un avion transportant dix personnes, dont Evguéni Prigojine et son adjoint Dmitri Outkine. Aucun des passagers n'aurait survécu.

Les conditions du décès héros des premières heures de la guerre en Ukraine - du point de vue russe - soulève "des doutes raisonnables" selon la France. Pourquoi? Car les relations autrefois harmonieuses entre Moscou et son bras armé ont tourné au vinaigre. Le point de bascule, le 23 juin, lorsque le groupe a brièvement tenté de se retourner contre Vladimir Poutine.

Une rébellion avortée deux mois jour pour jour avant sa mort

Pendant une nuit, la menace d'une marche de 25.000 soldats sur la capitale était palpable. Une "trahison" rapidement avortée, sans que les conditions de ce demi-tour en pleine marche sur Moscou ne soient clairement établies.

Les conséquences de cette rébellion furent cependant très tangibles, tant pour Wagner que pour son leader. Afin d'échapper aux répercussions trop sévères de son coup manqué, Evguéni Prigojine a négocié avec le Kremlin des garanties. Ses hommes et lui-même pouvaient continuer à opérer. Mais ils devaient se délocaliser en Biélorussie. Un pays allié de la Russie dans le conflit en cours.

Cette solution pour rétablir la paix entre la Russie et sa milice Wagner n'avait pas suffit à rassurer les observateurs sur le sort réservé à Prigojine.

"Nous savons que la mission de tuer Prigojine a été confiée au FSB (ndlr; le service de renseignement russe)", indiquait le directeur du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Budanov en interview le 30 juin dernier.

Joe Biden, dont les services de renseignement l'avaient averti des remous avant que la marche ne soit initiée, s'était amusé du sort que Poutine réservait à son ancien proche. "Dieu seul sait ce qu'il va faire. Je ne suis même pas sûr où il est et quels contacts il a. Si j'étais lui, je ferais attention à ce que je mange. Je surveillerais le menu", avait lancé, rieur, le président américain le 13 juillet. Une référence aux nombreuses disparitions et morts suspectes de cadres récalcitrants dans le camp des assaillants.

Duo fragile

La dégradation des relations entre Evguéni Prigojine et le pouvoir russe ne dataient cependant pas du 24 juin. L'attaque meurtrière de bases de Wagner par le ministère de la Défense russe n'aurait été que le prétexte pour allumer une poudrière qui enflait depuis près de deux ans.

Plusieurs mois avant la prise des armes, le patron de la milice multipliait les invectives très ciblées contre le manque de munitions pour ses hommes sur le front ukrainien. Dans des vidéos de propagande dont il a le secret, Evguéni Prigojine tançait Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, ou Valéri Guerassimov, le chef d'État-major des armées russe. Le nom de Poutine, lui, aurait été laissé relativement propre. Du moins, devant les caméras.

Comment Prigojine est passé de proche de Poutine à "traître à la nation"
Comment Prigojine est passé de proche de Poutine à "traître à la nation"
19:30

La nature de la relation entre Prigojine et Poutine est difficile à appréhender. Presque autant que celle qui unit la Russie et Wagner. Le pays n'acceptant en théorie pas de milice armée sur son territoire, tout en versant des milliards de roubles à l'organisme pour financer la guerre contre les troupes de Zelensky.

Avant d'être unis par des liens de chefs de guerre, le couple Poutine-Prigojine semblait plutôt reposer sur un jeu économique. Tout a commencé en 1990 lorsque le jeune Evguéni a quitté les geôles de l'URSS. Il y purgeait une peine de 9 ans pour des faits de proxénétisme, cambriolage et violences. Pour son retour à la liberté, il a saisi l'opportunité de l'ouverture brutale du pays au capitalisme.

"Cuisinier de Poutine"

C'est après une aventure dans le modeste business des hot-dogs, une première entreprise au succès rapide et suspect, que l'entrepreneur a copieusement élargi son activité. Le point culminant de sa carrière dans le business de la restauration, l'ouverture d'un établissement luxueux dans les beaux quartiers de Saint-Pétersbourg.

Baptisé "New Island", le restaurant s'est rapidement imposé comme le lieu où les élites russes se partageaient le pays autour d'un bon plat. L'un de ces clients issu de l'élite, un ancien cadre des services secret et futur leader du pays: Vladimir Poutine.

Au fil des années, Prigojine a noué une relation d'intérêts avec son nouvel ami. Une proximité qui a ouvert à son groupe de nouveaux horizons économiques. Poutine a remis à son allié les contrats de restauration pour remplir les assiettes des écoliers moscovites, des militaires russes, mais aussi des locataires du Kremlin. Un business qui vaudra le titre de "cuisinier de Poutine". Et surtout, sa fortune.

Avec les fonds qu'il a empoché grâce au pouvoir russe, Prigojine a vu son compte en banque grossir d'environ 2,3 milliards d'euros selon le média russophone Current Time. Des fonds qu'il a discrètement tourné vers un groupe de vétérans russe endurcis. Les premières pierres de la construction de Wagner.

Pendant des années, ce groupe s'est construit dans l'ombre, le défunt ne souhaitant pas assumer publiquement la détention d'une milice à ses autres entreprises. Dmitri Outkine, également tué mercredi, est resté pendant des années le visage de Wagner. Mais l'entrée en guerre de la Russie contre l'Ukraine, et de facto celle de Wagner, a motivé Prigojine à se jeter dans la lumière. Un envol qui, seize mois plus tard, lui a vraisemblablement coûté la vie. Et celle de dizaines de milliers de soldats.

Tom Kerkour