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Comment les Français sont devenus les rois de l'IA... dans la Silicon Valley

Il ne faut pas chercher bien longtemps pour trouver des Français dans les organigrammes des grandes entreprises tech américaines. Formés en France, ils traversent l'Atlantique pour de meilleures opportunités.

La "PayPal Mafia". Ce terme ne vous dit peut-être rien, pourtant il regroupe les entrepreneurs les plus influents de ces quinze dernières années. En 2007, les 19 fondateurs de PayPal étaient surnommés ainsi par le magazine Fortune. Depuis, ont été fondé Youtube, LinkedIn, Yelp, Tesla, SpaceX ou encore Palantir par ces mêmes protagonistes. Sur les 19 membres, six sont devenus milliardaires. Remarquez un absent sur cette photo: Elon Musk.

Mais une autre communauté bien connue de la tech profite de l'explosion de l'engouement autour de l'IA: des Français, exilés aux Etats-Unis, et occupant des postes à responsabilité dans les départements d'intelligence artificielle (IA) des géants du domaine. Une French Mafia de l'IA, en somme.

Parmi eux, celui qui a en quelque sorte montré la voie: Yann Le Cun, directeur scientifique du département d'intelligence artificielle de Meta (maison-mère de Facebook). Dès les années 80, il a travaillé sur le machine learning et le deep learning. Il a rejoint Facebook en 2013, invité par Mark Zuckerberg lui-même.

En 2018, son premier poste de vice-président IA chez Facebook a été repris par un autre Français: Jérôme Pesenti. Apparemment, l'entreprise a un penchant pour les "frenchies" puisqu'aux côtés de Yann Le Cun, on retrouve un autre Français: Léon Bottou. Un ancien associé avec qui il avait créé le format DjVu, qui permet de compresser des fichiers.

Comme eux, de nombreux Français se sont faits un nom dans la Silicon Valley: Patrice Simard, ingénieur responsable du département machine learning de Microsoft, Rémi Munoz, directeur de Deepmind (filiale de Google dédiée à l'IA) à Paris, mais aussi Rodolphe Jenatton, machine learning scientist chez Amazon puis Google.

Peuvent également être cités Nicolas Pinto, ancien responsable du deep learning d’Apple, Clément Farabet, ancien vice-président en charge de l’IA chez Nvidia passé par Twitter, Vincent Vanhoucke, ancien responsable robotique chez Google ou encore Nicolas Koumchatzky, ancien directeur de Twitter Cortex.

Une formation française d'excellence

Une liste loin d’être exhaustive tant ils sont nombreux. C'est même un Français qui est à l’origine de Google Street View: Luc Vincent. Un CV exemplaire, à l’image de beaucoup de ces Français qui sont passés par les écoles d’élite. Polytechique, l’École des Mines puis Harvard pour un post-doctorat en laboratoire de robotique. Il entre chez Google en 2004 et y passera 13 ans, avant de rejoindre une autre entreprise américaine, Lyft.

Ces grandes écoles françaises forment les meilleurs ingénieurs, qui voudront mettre leur savoir-faire au service des plus grandes entreprises en pointe dans le domaine de l’IA. C’est ce qu’observe Antoine Bordes, vice-président de l'IA chez Helsing, passé par Meta.

"L’IA est peuplée de français et de gens qui ont fait leurs études en France, explique-t-il à Tech&Co. "Notamment chez Meta qui a un laboratoire de recherche en France, dont beaucoup de salariés ont été formés ici".

Selon lui, ce qui fait le succès des formations françaises est le fait “qu’elles mélangent à la fois une base théorique forte, et un instinct pragmatique et d'implémentation assez développée". Mais il déplore que "beaucoup travaillent encore à l’étranger".

Joëlle Barral est directrice scientifique chez Google en charge de l’IA. De son passage à l’X, elle retient une “formation pluridisciplinaire”, qui lui a apporté "la rigueur et les bases" qui lui ont servi par la suite. Elle a notamment pu travailler avec Alain Aspect, Prix Nobel de physique 2022. Puis elle a étudié sept ans à Stanford.

"Sur le campus, il y avait cette espèce d’émulation entre étudiants", se souvient-elle pour Tech&Co.

"On est entouré de gens du monde entier qui viennent chercher l’innovation. Il y a une approche dynamique, n’importe qui peut essayer, réussir, échouer. Des étudiants montent leur start-up. Je dirais qu’il y a moins de cloisonnement qu’en France".

Joëlle Barral est directrice scientifique chez Google en charge de l’IA
Joëlle Barral est directrice scientifique chez Google en charge de l’IA © Joelle Barral

Pour autant, pas question d'établir un jugement de valeur, tant l’esprit entre les deux pays est différent, "les deux formations sont complémentaires et apportent chacune leurs lots d’avantages et d’inconvénients" estime Joëlle Barral.

Jeff Boudier est également parti aux États-Unis après ses études à CentraleSupelec. "J’y étais à la fin de la bulle internet”, se remémore-t-il, interrogé par Tech&Co. Il est aujourd’hui le responsable produit et développement de Hugging Face, une plateforme à tout faire de l'IA, à la fois boîte à outil et bibliothèque.

Sur le site, n'importe qui peut concevoir sa propre IA, l'entraîner avec ses propres jeux de données ou des ensembles déjà existants disponibles en source ouverte. Hugging Face héberge ainsi près de 350.000 modèles conçus par ses utilisateurs.

Casquette vissée sur la tête, Jeff Boudier habite depuis plus de 15 ans à San Francisco. Il possède désormais la double nationalité franco-américaine. “À l’époque je ne rêvais pas forcément de partir aux États-Unis, mais je voyais des camarades de promo ravis de leur expérience à Berkeley. Alors je me suis lancé à mon tour”, développe-t-il, cherchant ses mots entre l’anglais et le français. Il s’envole alors pour l’autre côté de l’Atlantique où il a pu "découvrir l’esprit entrepreneurial".

La France, mauvaise pour retenir ses talents?

Fondée par des Français, Hugging Face est pourtant une entreprise américaine. Difficile de réaliser des levées de fonds en France: elle s’est donc installée aux États-Unis en 2016, où elle est désormais valorisée à 2 milliards de dollars. Jeff a quant à lui travaillé dans l’IA sur le tard. Passé par Stupefix, un logiciel de montage de vidéo racheté par GoPro, utilisant les prémices du machine learning, "des techniques qui nous paraissent aujourd’hui préhistoriques", s’amuse-t-il.

Un autre Français connaît l'IA comme sa poche: Luc Julia, le fondateur de Siri, l’assistant vocal d’Apple. Déçu par son passage dans un laboratoire au CNRS à Paris au moment de sa thèse, il a poursuivi l'aventure au MIT s'envolant pour les États-Unis "pour leur aspect un peu mythique".

"Il me fallait un endroit avec un climat chaud. En tant que Toulousain je ne supporte pas le froid", plaisante-t-il. Mais il regrette que l’on voie les Etats-Unis comme le modèle absolu. "La France forme les meilleurs ingénieurs au monde, nous devrions nous jeter des fleurs".

Côté business, il reconnaît qu’à l’époque où il a conçu Siri, il aurait été difficile de trouver des fonds en France. “Nous n'aurions pas pu rassembler les moyens humains et financiers. Aujourd’hui c’est très différent, on n'a plus peur de dire 'start-up' depuis une dizaine d’années et la French Tech s’est développée”. Il prend ainsi l’exemple du succès de Sorare.

En France, "nous sommes bons en investissement initial et en amorçage. C'est plus compliqué quand il faut du capital risque, passer au stade de licorne, à la recherche de fonds importants. Il s’agit avant tout d’une question de marché. Les entrepreneurs en IA français vont dans la Silicon Valley pour le marché et en Europe pour la recherche et le développement”. Il s’amuse à comparer le phénomène des Français en IA comme celui des Français traders dans les années 2000.

Joëlle Barral est rentrée à Paris il y a un an. Chez Google, elle supervise des équipes de recherche fondamentale en lien avec l’IA et s’assure que les équipes de recherche "vont dans la bonne direction".

Toute sa carrière a été axée sur les liens entre santé et IA. Elle est arrivée chez Google en 2014: "Nous étions à un moment où je voyais que la tech allait s'intéresser à la santé. Google nous a laissé nous projeter dans ce qui allait se passer dans les dix prochaines années". Une liberté qui l'a attirée.

"Rendre quelque chose à la France"

Avec l’explosion du succès de ChatGPT, Hugging Face se trouve désormais dans un marché en plein essor. "Cette explosion est d’un côté une opportunité pour nous: elle permet d’augmenter l’utilisation de notre outil partout dans le monde", explique Jeff Boudier.

"Là où l’on peut tirer notre épingle du jeu, c’est que nous sommes en source ouverte, contrairement à ChatGPT, et nous sommes solides sur les services commerciaux. L’IA est très rapidement passée d’une utilisation scientifique à un usage grand public, c’est donc une responsabilité qui nous incombe que de redoubler de vigilance sur l’influence et l’impact de notre outil”.

Comme Joëlle Barral, Luc Julia est de retour – du moins partiellement – en France, en tant que directeur scientifique chez Renault. Pour lui, c’est comme "rendre quelque chose à la France", s’amuse-t-il à dire. Il défend l'idée qu'il n'y a pas vraiment de phénomène de fuites de cerveaux. "Il y a beaucoup d’allées et venues entre la France et les États-Unis de la part de ces entrepreneurs, et désormais la tendance s'inverse".

Bien que tous les Français cités soient des purs produits de la formation française ayant réussi dans la Silicon Valley, Joëlle Barral tient à rappeler que la recherche fondamentale et l’innovation sont liées en permanence, se "nourrissant l'une de l'autre".

Néanmoins, le rêve américain continue d’attirer une foule d'entrepreneurs français: la French Tech San Francisco rassemble quelque 3.000 personnes.

Margaux Vulliet