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"2h de film, c'est au-delà de mes forces": comment les réseaux sociaux ont eu raison de leur concentration

Une jeune femme en train d'écouter ou de regarder du contenu sur son smartphone (Photo d'illustration).

Une jeune femme en train d'écouter ou de regarder du contenu sur son smartphone (Photo d'illustration). - Pixabay - Sweetlouise

Regarder un film, au cinéma comme à la maison, n'est plus forcément une partie de plaisir pour tout le monde. À l'heure des vidéos ultra-courtes sur Tiktok, Instagram ou encore Youtube, rester figé et inactif pendant plus d'une heure représente un véritable défi pour de plus en plus d'entre nous.

Flavie* a beau adorer le cinéma, regarder un film de plus de 2 heures "sans rien faire" représente désormais un véritable effort pour elle. Pour être sûre de ne pas cogiter au bout de quelques minutes de visionnage, l'étudiante de 25 ans a pris l'habitude de s'adonner à d'autres activités en même temps. Quand elle ne déroule pas compulsivement le fil de ses réseaux sociaux, elle se lance dans des tâches ménagères ou se distrait avec un livre de coloriage ou encore un jeu vidéo en mode silencieux.

"Les films de 3h, personnellement je n'y arrive plus. C'est au-delà de mes forces", reconnaît cette étudiante en langues de 25 ans à Paris. "Au bout quelques minutes, je commence à ressentir la longueur. J'en ai vite marre, donc l'idée me fatigue d'avance et je sais que ça n'a rien à voir avec la qualité de ce que je regarde".

"Mon téléphone portable me fait de l'œil"

La jeune femme est loin d'être un cas isolé. Comme elle, Sarah peine à aller au bout d'un long-métrage lorsqu'elle est seule. "Ça fait des années que je n'ai pas regardé un film en entier chez moi", confie cette autre étudiante en droit de 26 ans, un peu gênée. "Au bout d'un moment, je décroche systématiquement. Même mes anciens films et séries favoris, je les trouve longs maintenant... Avant je n'y pensais pas".

"Mon téléphone portable est à côté de moi et c'est comme s'il me faisait de l'œil", explique-t-elle. "Il y a toujours un moment où je cède, dès que le film est moins palpitant. Du coup, je me retrouve souvent à pianoter sur mon portable, ce qui me gâche totalement le plaisir... mais je ne peux pas m'en empêcher".

Le seul moyen qu'elle ait trouvé pour rester captivée devant un film, c'est d'aller au cinéma ou de regarder ses films en voix originales afin de ne pas avoir d'autre choix que de lire les sous-titres. Mais même là, Sarah ne cache pas qu'il lui arrive d'attendre la fin du film avec impatience, avec une impression de "perte de temps".

Certains ont trouvé la parade pour être sûrs de ne pas s'ennuyer devant une vidéo: ils regardent leurs films, séries et autres vidéos en accéléré afin de les consommer plus rapidement. Une pratique connue sous le nom de speedwatching, aujourd'hui très répandue, à tel point que des plateformes comme Youtube ou Netflix proposent désormais des modes de lecture 1.5x, 1.75x ou 2x.

"Les vidéos de plus de 2 minutes sur Tiktok je regarde en accéléré direct, c'est trop lent", écrivait par exemple mi-mars une internaute sur le réseau social X.

"Regarder une seule vidéo ne suffit plus"

D'autres encore divisent même leur écran en deux de manière à regarder deux contenus à la fois: une pratique omniprésente sur Tiktok, baptisée sludge-content (traduction de "contenu boueux", en anglais). Cela consiste à ajouter une vidéo satisfaisante à côté d'une première vidéo afin de captiver le spectateur... afin qu'il reste le plus longtemps possible sur la vidéo, comme hypnotisé.

Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialisée dans les pratiques numériques, considère qu'on ne "tolère plus la passivité ou l'ennui". "Rester sans rien faire devant un écran nous est devenu insupportable, car on se dit que ce temps pourrait être mis à profit pour faire tant d'autres choses".

"On vit aujourd'hui dans une société de la production où tout le monde cherche à faire plus, tout le temps", avance aussi Vanessa Lalo. "Pour optimiser notre temps au maximum, on fait de plus en plus de choses simultanément... et regarder une seule vidéo ne suffit plus".

À mesure que "les sources de distraction se multiplient", la neuropsychologue et directrice de recherches au CNRS Sylvie Chokron aussi constate "une forme d'intolérance à l'ennui". Elle regrette même "une perte d'attention généralisée" de la population, citant plusieurs récentes études sur les effets néfastes des écrans sur la mémoire et la santé mentale des enfants et des adolescents.

Où est passée "notre capacité à s'ennuyer"?

La considère que "nous sommes de moins en moins capables de ne faire qu'une seule tâche à la fois" car nous sommes surexposés à "une offre exponentielle de contenus récréatifs, culturels et médiatiques" qui nous dépasse. "Entre les vidéos Youtube, les films, les podcasts, nos fils Intagram ou Tiktok... On est un peu rattrapés par tous ces contenus qu'on ne pourra jamais tous consommer, même si on le voulait".

"On a perdu notre capacité à s'ennuyer, à rêver, à savoir attendre", tente encore d'expliquer la chercheuse, pour qui "la surutilisation simultanée des outils numériques a supprimé le temps où l'esprit vagabonde et se perd".

Élias, lui aussi, est un peu désespéré de ne plus arriver à se plonger dans un livre ou dans un film comme par le passé. "J'essaie de me réhabituer ces derniers temps mais pour l'instant c'est un échec cuisant", raconte le jeune homme de 18 ans, intérimaire dans une entreprise de confection de charpentes à Albertville (Savoie).

"J'ai récemment essayé de revoir Avatar parce que j'adorais quand j'étais plus petit, mais ça m'a paru interminable. J'avais commencé L'Alchimiste de Paul Coelho, j'aimais bien mais j'ai fini par lâcher et je n'arrive pas trop à reprendre", raconte Élias, "inquiet" pour sa capacité de concentration.

Pour autant, le jeune Savoyard ne se voile pas la face: il attribue directement ce manque d'attention à son exposition aux écrans et à son usage des réseaux sociaux. "Je ne suis jamais aussi satisfait que quand je scrolle sur les reels Insta, Tiktok ou Youtube (des vidéos de quelques secondes) parce que l'algorithme ne me contrarie pas. Il me montre exactement ce que j'ai envie de voir", développe Élias, quelque peu honteux d'être devenu "addict" aux contenus courts.

"Le cercle vicieux" du besoin constant d'être diverti

À raison de plusieurs heures chaque jour, il se laisse donc absorber par ce flux: à la sortie du boulot, durant les repas, pendant ses pauses, dans son lit au réveil ou au coucher. "C'est un cercle vicieux, et je me rends bien compte que j'ai constamment besoin d'être diverti par des trucs courts", maugrée-t-il. "C'est chaud parce que même une vidéo Youtube basique de 10 minutes, je passe des moments, tellement ça me paraît long".

Selon Vanessa Lalo, le scroll à l'infini est vicieux dans le sens où il nous donne l'impression d'être actif, puisqu'on choisit de regarder un contenu jusqu'au bout ou non. Il va cependant avoir tendance à "réduire la capacité de concentration en habituant notre cerveau à consommer des contenus courts", analyse Michaël Stora, psychanalyste expert des mondes numériques.

"Ce format relance notre attention constamment, ce qui nous envoie à chaque fois des décharges de dopamine, l'hormone de la récompense. Or quand on s'habitude à en recevoir souvent, on peut avoir du mal à s'en passer".

Pour autant, lui comme Vanessa Lalo refusent de céder à "une vision catastrophique" des choses, selon laquelle les écrans et les réseaux sociaux seraient le mal absolu. "On n'est pas aussi foutus que certains voudraient nous dire", lance-t-elle. "Certes, on a du mal à trouver le bon curseur. Mais aucune étude sérieuse ne prouve aujourd'hui que les jeunes n'auraient plus que 8 secondes d'attention, comme on l'entend souvent".

La psychologue appelle toutefois à "faire l'effort" de reprendre le contrôle sur nos pratiques numériques, afin de retrouver notre "capacité à faire du rien". Pour ce faire, les calculateurs et autres bloqueurs de temps d'écran proposés par certains smartphones peuvent par exemple être de bons outils.

*Le prénom a été modifié.

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV