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Réforme des retraites: les membres du Conseil constitutionnel sont-ils indépendants?

Les Sages sont régulièrement pointés du doigt pour leur manque supposé d'impartialité. Ses membres ont pourtant régulièrement censurés partiellement des lois très sensibles. Mais ils ont rarement invalidé des textes en entier. C'est pourtant l'espoir de la gauche pour la réforme des retraites.

L'avenir du projet de loi dépend d'eux. Si plusieurs élus de la Nupes fondent de "grands espoirs" sur la décision du Conseil constitutionnel pour censurer totalement la réforme des retraites et contraindre le gouvernement à retirer sa réforme, certains s'inquiètent - plus ou moins ouvertement - d'un éventuel manque d'impartialité des Sages.

Invitée de BFMTV-RMC ce mercredi, Marine Le Pen a ainsi promis de "respecter" la décision de l'instance, tout en appelant à ouvrir la "réflexion" autour de sa composition, pour faire en sorte que ses membres soient "véritablement et totalement détachés, totalement indépendants".

De quoi agacer la majorité présidentielle qui a dénoncé de son côté "une petite musique à la mode pour décrédibiliser par anticipation l'institution" par l'intermédiaire du ministre Stanislas Guérini. Les questions autour de l'indépendance de la rue de Montpensier sont pourtant des critiques récurrentes.

"Pas indépendants de la chose politique"

En cause: le profil des personnalités qui y siègent et qui sont chargées de dire si la réforme des retraites est conforme ou non à la Constitution. Nulle connaissance particulière en matière de droit constitutionnel n'est exigée et neuf de ses membres sont nommés par le chef de l'État ou les présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale.

S'y ajoutent les anciens chefs de l'État, membres de droit du Conseil constitutionnel, mais ni Nicolas Sarkozy ni François Hollande n'y siègent actuellement.

"Ces membres ne sont pas indépendants de la chose politique. Ils ont tous eu une carrière politique en leur propre nom ou gravité depuis des années dans les arcanes politiques", souligne Laureline Fontaine, professeure de droit public à Paris-3 auprès de BFMTV.com.

"Souvent, dans leur activité, ces figures pensaient que le Conseil constitutionnel ne devait pas être un contre-pouvoir pour ne pas gêner l'exercice politique. Une fois de l'autre côté, elles continuent souvent de penser la même chose", ajoute encore cette spécialiste du droit constitutionnel, auteure de La constitution maltraitée.

Un "devoir d'ingratitude"

L'ex-Premier ministre Laurent Fabius, le numéro 1 de l'institution, a ainsi été nommé sur proposition de François Hollande, en 2016. Trois des neuf membres ont été désignés par Emmanuel Macron depuis 2017, dont Jacqueline Gourault et l'ancien professeur de droit Jacques Mézard, tous deux anciens ministres d'Édouard Philippe.

Alain Juppé, ex-Premier ministre qui a défendu sa propre réforme des retraites en 1995 avant de reculer, a été nommé par l'ancien président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, resté proche du locataire de l'Élysée.

"On a bien sûr des parcours directement liés au pouvoir. Mais les membres du Conseil constitutionnel sont nommés pour 9 ans pour un mandat unique. C'est sensé faciliter leur indépendance", nuance Paul Cassia, professeur de droit public à Paris-1.

C'est ce que Robert Badinter, alors garde des Sceaux, avait nommé "le devoir d'ingratitude", une fois en fonction. Preuve d'ailleurs d'une certaine indépendance: malgré un mode de nomination qui n'a jamais évolué depuis la création de l'institution en 1958, plus de 350 textes ont été censurés partiellement.

Des textes très sensibles partiellement censurés

Parmi les plus récents: on peut citer la loi sur l'état d'urgence sanitaire lors du premier confinement. En pleine épidémie de Covid-19, le Conseil constitutionnel valide le texte, tout en censurant des éléments liés à l’isolement des malades et au "traçage" de leurs proches.

Même cas de figure avec la loi sécurité globale ardemment défendue par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. Au printemps 2021, les sages censurent un article qui prévoyait de punir "la provocation à l’identification des forces de l’ordre". Cette disposition avait fait l'objet d'une forte contestation dans les rues.

"L'expérience politique des Sages est mise au profit de l'examen de la constitutionnalité de la loi. Ils ne sont plus politisés, on ne les voit plus intervenir dans les médias, ils ne sont plus investis dans les partis politiques", avance encore le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier.

La rareté des censures totales

Mais la censure totale des textes sur laquelle mise la Nupes pour contraindre le gouvernement à retirer son texte est bien plus rare. Cette possibilité n'est arrivée qu'à une vingtaine de reprises sur 1800 lois examinées depuis 1958.

"Les censures totales sont très rares parce que le Conseil constitutionnel a tendance à se dire qu'il n'a pas le même pouvoir d'appréciation que le Parlement. Il veut laisser une marge politique aux élus", décrypte encore le constitutionnaliste Paul Cassia.

"Dire que la retraite doit passer de 62 à 64 ans est une considération très politique, qui peut sembler éloignée de l'idée que se font les membres du Conseil de leur mission", souligne l'universitaire.

Les rares cas de censures totales relèvent souvent de manquements flagrants au respect de la procédure législative. En 2012, le Conseil constitutionnel avait ainsi censuré l'intégralité la loi Duflot sur le logement social.

Un outil constitutionnel inédit pour les retraites

Les Sages avaient considéré que "l’exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires" n'avait pas été respectée. Ils estimaient que le texte n'avait pas pu suffisamment être étudié par les sénateurs en commission des Affaires économiques avant d'arriver en hémicycle. Les parlementaires n'avaient eu qu'une matinée pour étudier un projet de loi de plusieurs dizaines de pages.

Dans le cadre de la réforme des retraites qui a été débattue plusieurs jours en commission et a mené à 175 heures de discussions au Parlement, c'est plutôt la multiplication des procédures qui interpelle. Un 49.3 à l'Assemblée nationale en seconde lecture, un vote bloqué au Sénat avec l'article 44.3, le tout sur fond de recours à l'article 47.1 de la Constitution pour limiter le temps des débats à 50 jours maximum.

"La procédure suivie par le projet de loi sur la réforme des retraites est inédite. Le 47.1 n'avait jamais été utilisé de toute l'histoire de notre Constitution. Ça pourrait donner l'occasion au Conseil de dire quelque chose de particulier", décrypte la professeure de droit public Laureline Fontaine.

La réponse des Sages arrivera ce vendredi.

Marie-Pierre Bourgeois