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Comment l'industrie musicale tente de lutter contre l'achat de streams

Le sujet de la manipulation des écoutes sur les plateformes fera l'objet d'un rapport du Centre national de la musique (CNM) qui sortira au printemps.

Le sujet de la manipulation des écoutes sur les plateformes fera l'objet d'un rapport du Centre national de la musique (CNM) qui sortira au printemps. - FirmBee- CC

Le Centre National de la musique planche sur un rapport pour dresser un état des lieux de la fraude au streaming. Dans le milieu du rap, souvent soupçonné de pratiquer l'achat de streams, l'ambiance est fébrile.

"Tu n'peux pas t'acheter du goût mais tu peux t'acheter des streams et des vues", lance le rappeur Alpha Wann dans son titre La lumière dans le noir. A l’ère du streaming roi - les plateformes de streaming (Spotify, Apple Music ou Deezer) comptabilisent 443 millions d’abonnés payants et représentent désormais 62% du chiffre d'affaires mondial du secteur de la musique - les chiffres d'écoutes, n’ont jamais été autant, relayés, scrutés... et manipulés.

Le rap est particulièrement avide de ces classements - meilleures ventes, meilleur démarrage, disque d’or, de platine ou de diamant - abondamment commentés sur les réseaux sociaux. Dans une surenchère permanente, chaque album bat un nouveau record. Un motif de fierté, et de rivalités parfois.

Régulièrement, des soupçons de triche, sous la forme d’achat de streams font l’objet de “clash” entre rappeurs. Le dernier en date opposait Vald et Booba. Début février, le rappeur Vald, qui venait de sortir son album V, une semaine plus tôt, interpelle vertement sur les réseaux sociaux le Snep, le Syndicat national de l'édition phonographique, qui tarde à livrer son décompte hebdomadaire des ventes d'albums.

Quelques heures après, l'organisme dévoile le classement tant attendu. L'album de Vald figure bien à la première place avec 74.093 équivalents ventes. Ce chiffre ne manque pas de faire réagir un autre artiste: Booba. Le duc de Boulogne, accuse le rappeur d’Aulnay-sous-Bois d'avoir triché.

Pourquoi on en reparle aujourd'hui?

Face à des techniques de fraude toujours plus poussées et à un débat qui refait surface à chaque accusation entre artistes, la ministre de Culture Roselyne Bachelot a sollicité début mars, le Centre National de la Musique (CNM), pour réaliser une étude approfondie sur le sujet afin de mieux le maîtriser.

Ce rapport, qui doit sortir au printemps prochain, va dans un premier temps “permettre de définir ce que représente concrètement la manipulation des streams. Mesurer son impact, et surtout faire un état des lieux des mesures déjà mises en place ou à mettre en place à l'avenir pour lutter contre ces pratiques”, explique à BFMTV.com Romain Laleix, directeur général délégué du Centre national de la musique.

Il sera réalisé en collaboration avec tous les acteurs du secteur de la musique concernés par ces pratiques: "Spotify, Deezer, Qobuz jouent le jeu. Apple Music et Napster aussi, dans un degré moindre mais la communication fonctionne avec nous. Les autres, non", a détaillé auprès de l'AFP Jean-Philippe Thiellay, président du CNM.

"Vald tout ça à cause de toi parce que t'as pas dosé", a ironisé Booba, réagissant à l’enquête du CNM. Pas sûr pour autant que ce rapport, qui devrait se contenter de renseigner sur les pratiques du milieu, pointe vers les coupables et permette départager les rappeurs.

“Ça n'a plus d'importance maintenant, tout le monde est positif, a analysé Rohff dans une story Instagram. Faites plutôt un vaccin contre la triche avec un pass stream obligatoire et après on enchaînera une guerre histoire de dépeupler le game et assainir la couche de la zone.”

De quand ça date?

Les achats de streams ne sont que le dernier avatar de la fraude aux ventes d’albums. Avant cela, les maisons de disques faisaient elles-même des razzias dans les rayons des magasins. Puis, il y a eu les achats de vues sur YouTube…

“La fraude s'est déplacée (des ventes physiques) vers des faux comptes sur les plateformes musicales. On peut acheter des comptes pirates sur le "dark web" ou via des boîtes qui ont pignon sur rue", expliquait début mars à l’AFP, le journaliste Sophian Fanen, auteur du livre Boulevard du Stream.

En 2017 déjà, Les Echos avaient pu consulter un document interne du Snep dans lequel le syndicat s'inquiétait des scores d’écoute "démesurés" de certains artistes de rap "sur les plateformes de streaming audio".

“Certains artistes de rap hip-hop cumulent des scores d'écoute démesurés sur les plates-formes de streaming audio”, soulignait le rapport interne du Snep, pointant des performances sur ces plates-formes, loin devant celles "des autres canaux de distribution ou de diffusion de musique digitale" à savoir YouTube et les téléchargements.

L’achat de streams, comment ça marche?

Mais concrètement, comment manipule-t-on ses streams? Derrière ces chiffres faussés se cachent des entreprises plus ou moins louches qui proposent "de booster" la visibilité des artistes en faisant grimper leurs statistiques sur Twitter, Instagram, YouTube ou sur les plateformes de streaming. Parmi ces sociétés, on peut citer Rocket Media Services ou Boostium dont les sièges sont basés en France.

Pour comprendre comment cela fonctionne, des journalistes du média suisse Tataki ont mené l’enquête. Ils ont enregistré un morceau, ironiquement intitulé Paie tes bots, et l’ont mis en ligne sur les plateformes. Puis, ils ont fait appel à l’un de ces sites pour acheter des streams sur Deezer et Spotify.

Bien qu’illégale, la démarche d’achat de streams sur ces sites est pourtant très simple et facile d’accès: moyennant 89 euros et à partir d'un lien vers un morceau sur Spotify, Boostium garantit 25.000 streams en 24 heures ainsi qu’un “anonymat total” aux acheteurs. Dans la pratique, un logiciel va jouer automatiquement le titre en boucle pendant 31 ou 32 secondes (la lecture est comptabilisée à partir de 30) le nombre de fois indiqué.

Mélissa Afsin, journaliste chez Tataki, précise lors de son expérience que le prix d'une écoute varie en fonction de la plateforme de diffusion (Boostium demande 29 euros pour 50.000 écoutes sur SoundCloud) et du site utilisé (SOSvues propose 20.000 streams sur Spotify pour 56,99 euros). Ce budget dépend aussi du pays d’origine de la lecture: un stream français et un stream colombien ne valent pas le même prix car ils ne comptent pas dans les mêmes classements.

Résultat, si sur Deezer, Paie tes bots n'a pas obtenu les écoutes promises - soit grâce aux outils de régulation de la plateforme, soit à cause d'une arnaque - sur Spotify, le morceau comptabilise pas loin de 19.000 streams, qui proviennent principalement de deux villes inconnues.

En décembre dernier, le rappeur Booba avait exprimé sa colère contre Ninho, numéro un du top album, qui apparaissait mystérieusement au sommet des charts dans de nombreux pays asiatiques comme Singapour, la Malaisie, ou encore la Thaïlande, réputés pour abriter des "fermes à streams".

A quoi ça sert d’acheter des streams?

Quel est l'intérêt pour les artistes d'avoir recours à de telles pratiques? Le but premier, assez évident, est de gagner en notoriété, de décrocher des certifications et de tenter de se faire une place dans une industrie concurrentielle.

"Si en achetant du faux, ils arrivent à en faire du vrai, parce que ça impressionne les gens et que ça crée un engouement, grand bien leur fasse”, indiquait Guizmo dans dans une interview à la chaîne StreetPress en 2018.

Le phénomène ne touche cependant pas seulement les jeunes rappeurs qui cherchent à se faire une place au soleil. Car si au départ l'achat de streams concernait davantage les musiciens émergents, pour lancer artificiellement leur carrière,

"On voit désormais des artistes, avec une certaine notoriété et qui ont déjà de vraies écoutes utiliser des streams factices pour mieux se positionner dans les classements", indique à BFMTV.com Louis-Alexis de Gemini, Chief Marketing Officer chez Deezer.

Certains y voient même une technique de promotion parmi d'autres.

"Si les majors ont l’oseille à mettre dans la promo, c’est comme tout, certains ont acheté des vues sur Youtube pour faire des millions, d’autres préfèrent le streaming… C’est une technique, je ne vois pas ça comme une triche, plutôt comme une technique un peu entre deux", notait Lacraps, sans cautionner la pratique, également interrogé par StreetPress.

Mais ce coup de boost n'est pas sans risque. Au delà d'outrepasser la loi et de risquer que les morceaux frauduleux soient supprimés définitivement des plateformes, l'achat de streams n’a pas forcément un impact positif sur les revenus des artistes qui y ont recours..

En effet, la rémunération du streaming de musique profite surtout aux artistes les plus écoutés de la plateforme. Concrètement, les sommes des abonnements sont mises dans un pot commun, reversé quasi intégralement aux gros vendeurs. De ce fait, augmenter son nombre d'écoutes sur un morceau ne permet pas à coup sûr de gonfler ses revenus.

Comment les acteurs du secteur traquent les streams frauduleux

En réponse à ces fraudes, les acteurs de l’industrie de la musique s’organisent à différentes échelles. Le 18 juin 2019, 24 éditeurs, maisons de disques (majors et indépendants) et associations ont signé une "charte de bonnes pratiques" visant à empêcher et à détecter les manipulations et achats d’écoutes.

Pourtant, trois ans après cet accord, le sujet est toujours au cœur des débats. Lors de son rapport annuel sur le marché de la musique en 2021, rendu public ce mardi 15 mars, le Snep a annoncé que la lutte contre la fraude "serait l’un de ses principaux objectifs pour l’année à venir" et s’estime "extrêmement mobilisé sur le sujet", selon Alexandre Lasch, délégué général du syndicat.

De leur côté, les plateformes de streaming tentent également de montrer patte blanche. Depuis 2010, Deezer a développé un département dédié à la traque de streams frauduleux notamment grâce à des algorithmes et du "machine learning". De plus, il est bien évidemment spécifié dans leurs conditions d'utilisation, qu'il est "interdit d'augmenter artificiellement le compteur d'écoutes".

"Quand nous détectons quelque chose de suspect, nous l'étudions et ensuite nous le supprimons du service", assure un porte-parole de Spotify au site Quartz.
Carla Loridan