BFMTV
International

Pourquoi 45 ans après, l'assassinat d'Aldo Moro par les Brigades rouges reste un traumatisme pour l'Italie

La série Esterno notte sur Arte revient sur l'assassinat d'Aldo Moro par les Brigades rouges

La série Esterno notte sur Arte revient sur l'assassinat d'Aldo Moro par les Brigades rouges - Arte

Il y a 45 ans jour pour jour ce jeudi, l'ancien président du Conseil Aldo Moro était capturé puis assassiné en plein Rome par les terroristes des Brigades rouges. Bien après la fin des "années de plomb", la mémoire de ce crime reste vivace en Italie, comme en témoigne la nouvelle série mise en ligne il y a une semaine par Arte.

Un ex-président du Conseil qui disparaît en plein Rome, enlevé par des terroristes. C'est le choc que les Italiens ont vécu, il y a 45 ans jour pour jour ce jeudi, avec le rapt d'Aldo Moro le 16 mars 1978. L'homme fort de la politique italienne de l'époque ne réapparaîtra que 55 jours plus tard, mais sans vie, simple corps criblé de balles jeté dans le coffre d'une Renault 4L rouge. Deux mois de séquestration et d'un terrible feuilleton qui sidère les Italiens, déjà pris en otage par les extrêmes droite et gauche qui, refusant la démocratie libérale, multiplient alors les attentats.

On pourrait penser ces "années de plomb" révolues, et le souvenir d'Aldo Moro enterré avec elles. Il n'en est rien. Articles journalistiques, livres, œuvres cinématographiques se succèdent toujours, refusant de laisser l'âme du démocrate-chrétien reposer en paix. Il y a une semaine, Arte a ainsi mis en ligne la série Esterno Notte de Marco Bellochio - diffusée quelques mois plus tôt sur le Netflix italien -, cinéaste qui avait déjà traité l'affaire il y a 20 ans avec Buongiorno notte. Signe d'un passé qui, décidément, ne passe pas. Des spécialistes de la vie politique italienne expliquent à BFMTV.com pourquoi ce traumatisme a la vie si dure dans la péninsule.

Un choc qui frappe l'imaginaire

La première raison est aussi évidente que peu glorieuse. Si l'épisode obsède toujours, c'est que l'histoire est forte. "On condamne la violence mais il y a tout pour que cette histoire reste dans les mémoires, c'est un grand imaginaire de film", note d'abord Fabien Gibault, expert en linguistique, professeur dans les universités de Bologne et de Turin, spécialiste de la vie politique italienne.

Ce 16 mars 1978, Aldo Moro est en route pour assister à l'investiture du nouveau gouvernement démocrate-chrétien. Mais une ambiance différente entoure celui-ci. En effet, il doit être soutenu par les communistes, pour la première fois. Aldo Moro tient la consécration du "compromis historique" pour lequel il a tant œuvré - le plus souvent contre sa propre famille politique: un rapprochement entre le centre droit et la gauche dominée par le surpuissant PCI. L'attelage est censé sortir le pays du blocage démocratique et du cycle de violences dans lequel il est embarqué.

Car depuis la fin des années 1960, une extrême droite avide d'en finir avec la démocratie pour mieux ressusciter le fascisme, et une extrême gauche qui craint de voir le communisme sombrer dans le réformisme, posent bombe sur bombe, fomentent des attaques, ciblées ou non. Et ce 16 mars 1978, ce sont les Brigades rouges qui barrent la voie à Aldo Moro, tuent l'ensemble de son escorte puis l'enlèvent. Si l'État italien veut le revoir vivant, disent-ils, il lui faudra libérer certains de leurs camarades emprisonnés et consentir à une reconnaissance politique de l'organisation terroriste.

Mais les ultimatums des Brigades rouges et l'intercession du pape Paul VI n'y changeront rien. Trop de démocrates-chrétiens se méfient du "compromis historique" pour agir, et les communistes redoutent de passer pour les complices de ces dissidents marxistes en négociant. Au fond de sa geôle, la haine du catholique Aldo Moro va croissant contre ses amis d'hier. Il exprime d'abord son ressentiment dans ses lettres. Puis dans son testament. À sa mort, aucun cadre du Parti démocrate-chrétien n'aura le droit d'assister à ses funérailles.

Aldo Moro, retrouvé le 9 mai 1978 dans une voiture à Rome, la photo qui a sidéré l'Italie.
Aldo Moro, retrouvé le 9 mai 1978 dans une voiture à Rome, la photo qui a sidéré l'Italie. © UPI

Le symbole Moro

Aussi, pour Lorenzo Castellani, il faut faire une double lecture d'une tragédie où l'horreur donne la main à la faillite du régime. "Aldo Moro est devenu le symbole de l'âge sombre du terrorisme et le signe de la faiblesse de l'État italien", nous confie le professeur adjoint en histoire des institutions politiques et des partis de l'Université Luiss de Rome.

La plaie se révèle plus profonde encore dès lors qu'on gratte un peu. En effet, le mal révélé par l'affaire Moro attaque l'identité italienne, l'idée que les Italiens se font d'eux-mêmes. Et interroge du même coup le rapport à cette violence qui leur colle à la peau, bien malgré eux.

"En soi, l'assassinat d'un président de la République, c'est toujours quelque chose qui marque. C'est la tête de l'institution qui est assassinée. Mais sans doute que ça laisse une marque plus forte en Italie, car elle a la réputation d'un pays violent", souligne Fabien Gibault qui réfute aussitôt une idée reçue:

"Ça ne veut pas dire que la violence y est acceptée. Au contraire, elle est particulièrement mal vécue, les Italiens la subissent. Et puis, cette perception du crime est emphatisée car l'Italie, aujourd'hui, est un pays assez sûr".

Une histoire de fantômes

L'affaire Aldo Moro est ainsi une histoire pleine de fantômes. En plus du spectre d'une violence largement balayée, on trouve ceux des responsables du drame de l'époque. Non seulement les individus alors parties prenantes sont morts, mais les appareils politiques alors à la manœuvre le sont aussi. On s'étonnerait presque de la résonance persistante de l'événement sur une scène dont les acteurs ont depuis longtemps débarrassé le plancher.

Lorenzo Castellani y voit d'abord l'aura d'une bascule historique: "Sous beaucoup d'aspects, l'assassinat de Moro a marqué la fin de la 'première république' italienne". "Et avec sa mort, la possibilité d'un changement institutionnel en bonne intelligence entre la démocratie chrétienne et le Parti communiste a expiré", ajoute-t-il.

Sans compter que dans ce pays planté d'églises, de duomi, en colocation avec la papauté dans sa propre capitale, le facteur métaphysique et même religieux n'est jamais loin. "C'est un pays très catholique, il y a toujours une sacralisation de la mort, une sanctification des victimes, un côté martyr quelque part. C'est l'idée d'un sacrifice pour le pays", pose Fabien Gibault.

Mais le temps file pourtant, et les nouvelles générations sont naturellement de moins en moins plombées par le souvenir de cette quinzaine maudite qui a pourri la vie de leurs parents et grands-parents entre la fin des années 1960 et l'orée des années 1980.

"En fait, ce qui subsiste c'est justement le côté sacrificiel, et malheureusement c'est l'analyse politique de l'acte et son approche critique qui s'effacent".

La statue du commandeur

Au risque de l'hagiographie permanente. Dans les œuvres qui explorent sa fin, Aldo Moro est décrit en époux et père de famille aimant, croyant sincère, en politique animé uniquement par l'intérêt général. En un mot, l'homme du "compromis historique" serait mort sans compromission aucune, malgré toutes ces années au pouvoir, ou passées en tractations.

"Moro était un homme honnête et intelligent, c'est un fait qu'on ne peut nier. C'était aussi un stratège et un visionnaire en matière de politique", nous assure Lorenzo Castellani.

Toutefois, l'expert des institutions transalpines et des formations politiques qui les servent admet: "Cependant, la plupart de ses idées - particulièrement celle d'évoluer vers un système bipolaire prévoyant la crise du communisme - avait échoué en pratique avant même sa mort".

Ce que veut dire "Aldo Moro" aujourd'hui

Le professeur nous incite à dresser l'inventaire de l'héritage légué par Aldo Moro au monde politique italien contemporain sous cet éclairage. "Moro a montré que la normalisation et l’institutionnalisation avec un opposant politique dur étaient toujours possibles", glisse ainsi Lorenzo Castellani avant de balancer: "Mais aujourd'hui, la politique italienne est trop éloignée de l'ère de Moro pour que son héritage soit encore présent".

Fabien Gibault est d'accord. Évoquer le cas Aldo Moro dans l'Italie actuelle c'est sans doute penser à autre chose qu'au personnage. Mais il s'agit toujours de parler de soi, c'est-à-dire de la société italienne comme elle va.

"La réception aujourd'hui est très corrélée à l'actualité politique italienne", remarque l'enseignant de Bologne.

"Au fond, on ne parle pas de son assassinat mais de l'extrémisme. Il y a un gouvernement d'extrême droite emmené par Giorgia Meloni qui montre des signes de modération d'un certain côté, et des signes très durs de l'autre. Et il s'agit de regarder ce risque". Hier, Aldo Moro était le miroir déformant de la violence accablant l'Italie comme la peste, désormais il reflète la menace de son retour. Comme un portrait de Dorian Gray du pays de la Joconde.

La mémoire damnée des Brigades rouges

C'est là que l'influence du traumatisme Aldo Moro jette son dernier rayon sur notre époque. En Italie, sa mémoire contribue encore largement à définir les bornes de ce qui est acceptable et de ce qui ne l'est pas dans le débat public. Plus de quatre décennies après sa mort, personne - si ce n'est à la marge - ne songerait d'ailleurs à défendre ses assassins et leur argumentaire.

"Les Brigades rouges sont complètement condamnées par l'opinion publique italienne. Et puis les intellectuels qui furent proches des Brigades rouges sont considérés comme 'radioactifs' dans le débat".

"Dernièrement, dans une interview, le philosophe Umberto Galimberti a dit que les Brigades rouges avaient tué pour une idéologie, que ce n'était pas un crime mafieux, que c'était plus noble, qu'ils avaient exposé leur vie. Des mots qui ont beaucoup choqué l'opinion", illustre son confrère français.

Comme un défi pour la gauche

Ainsi, tandis que toute l'Italie se plie à l'examen de conscience, celui-ci vaut tout particulièrement pour la gauche, et pèse notamment sur la conscience de cette génération qui a pris les armes pour une révolution qui n'est jamais venue, envoyant le crime à sa place. "Les militants d'extrême gauche ont dû revoir leur positionnement politique à partir de ce moment. Ils ont dû se normaliser politiquement, et condamner un terrorisme qu'ils avaient contribué à alimenter. Repenser à la mort de Moro est une manière de concevoir une rupture dramatique dans leur vie", juge Lorenzo Castellani.

Une problématique qui colore aussi les discussions dans ces familles politiques, même traditionnelles. "Un débat vient d'être relancé par la secrétaire générale du Parti démocrate, qui veut revenir à une ligne plus à gauche. Et bien qu'il ne s'agisse évidemment pas d'en revenir aux Brigades rouges, ça rouvre du même coup le chapitre de l'extrémisme et de la violence", détaille Fabien Gibault qui achève:

"C'est un équilibre complexe à trouver pour la gauche".

Le défunt Aldo Moro n'en a apparemment pas fini avec l'avenir de son pays.

Robin Verner
Robin Verner Journaliste BFMTV