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Pétrole: les pays de l'Opep réduisent-ils leur production uniquement pour augmenter les prix?

Huit membres de l'organisation des pays exportateurs de pétrole ont annoncé dimanche dernier qu'ils baissaient leur production de barils jusqu'à la fin de l'année. Si cette décision vise à réhausser le niveau des prix, elle est aussi contrainte par d'autres facteurs.

La décision a pris de court les marchés. Dimanche dernier, huit membres de l'organisation des pays exportateurs de pétrole et ses alliés (Opep+) ont annoncé qu'ils réduisaient leur production de plus d'un million de barils par jour dès le mois de mai et jusqu'à la fin de l'année. Il s'agit de l'Irak, l'Algérie, les Emirats arabes unis, Oman, le Kazakhstan, le Koweït, le Gabon et l'Arabie saoudite dont la réduction atteint un demi-million de barils quotidiens. De son côté, la Russie prolonge sa mesure de réduction de 500.000 barils par jour jusqu'à fin 2023.

"Ca fait plus de 1% de la production mondiale au moment où on rentre dans une saisonnalité où la consommation de pétrole a tendance à augmenter d'un à un million et demi de barils en plus par jour", indiquait mercredi sur notre antenne Benjamin Louvet, directeur des gestions de matières premières chez OFI Invest AM.

Sans surprise, cette décision a donc poussé le prix des barils de référence au-dessus du seuil des 80 dollars, le Brent de la mer du Nord dépassant même les 85 dollars lundi. Pour le professeur à l'université Paris-Dauphine Philippe Chalman, invité de BFM TV lundi, la stratégie de l’Opep est claire: "faire augmenter le prix du baril vers ce qui est son objectif, c’est-à-dire 100 dollars". Un objectif qui s'inscrit dans un contexte de crise bancaire et de demande chinoise qui tarde encore à repartir après la fin de la politique "zéro-Covid".

Une dimension géopolitique

De l'avis de nombreux experts du secteur, cette décision revêt avant tout un enjeu géopolitique au regard des tensions exacerbées entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite depuis plusieurs mois. Selon Benjamin Louvet, Riyad reproche aux Etats-Unis de ne pas avoir reconstitué leurs stocks stratégiques après les avoir libérés en 2022 pour limiter la flambée des prix du pétrole. Problème: les Etats-Unis ne devraient pas pouvoir reconstituer leurs stocks avant 2024 en raison des délais d'autorisation nécessaires.

De plus, la capacité américaine à augmenter sa production est aujourd'hui contrainte. Après avoir transité du pétrole conventionnel au pétrole non-conventionnel, les Etats-Unis revoient significativement à la baisse leurs perspectives d'augmentation de leur production de pétrole de schiste pour 2023. Alors qu'ils anticipaient début 2022 une hausse quotidienne d'un million de barils pour l'année suivante, ces prévisions ont été divisées par trois entretemps. "Le pétrole de schiste est un pétrole particulier car quand on creuse un puits, la production baisse de 70% au bout de 18 mois donc on doit sans arrêt faire de nouveaux puits", expliquait le directeur des gestions de matières premières chez OFI Invest AM.

"Pendant très longtemps, il y a eu un objectif de productivité et à partir de 2018, les investisseurs ont dit "ça suffit maintenant, on veut de la rentabilité". Et donc ils se sont auto-contraints", explique-t-il.

Si bien que l'Opep+ qui contrôle environ 30% de l'offre mondiale se sait désormais en position de force pour effectuer des baisses de production sans risquer de perdre des parts de marché. "L’organisation envoie un message à Washington: "aujourd’hui, le temps de l’unilatéralisme est terminé". C’est le temps du multilatéralisme et on a de plus en plus de clients majeurs qui sont du côté asiatique, qu’on parle de la Chine ou de l’Inde, auxquels l’Arabie saoudite accorde peut-être plus d’importance."

Un phénomène de dépletion réduit au sein de l'Opep

Dans le sillage de l'analyse de Benjamin Louvet sur le pétrole de schiste américain, c'est en réalité l'ensemble de l'industrie pétrolière et gazière qui souffre d'une baisse des investissements de la part des compagnies pétrolières internationales comme TotalEnergies. Analyste au sein du Centre de recherches sur l'énergie et la propreté de l'air (CREA), Andrei Ilas y voit "un symptôme de la conviction des propriétaires d'actifs que la demande ne sera pas suffisante à l'avenir pour répondre à leur offre potentielle, étant donné que le monde évolue, bien que trop lentement, vers une économie moins intensive en carbone".

Ce désengagement financier favorise le phénomène de "dépletion naturelle" qu'évoquait déjà Benjamin Bouvet dans nos colonnes l'été dernier. "Si vous ne faites rien tous les ans, la production d’un puits de pétrole diminue d’à peu près 4% à 5%. [...] Or, compte tenu des contraintes environnementales, de la nécessité de faire la transition énergétique pour prendre en compte le changement climatique, les investissements dans le secteur pétrolier ont été insuffisants ces cinq (à) six dernières années pour compenser cette baisse de la production."

Olivier Appert estime en revanche que cette déplétion naturelle concerne moins les membres de l'Opep+ et les acteurs majeurs du pétrole dans ces pays qui "sont moins soumis à la pression de l'opinion publique ou des actionnaires pour sortir des énergies fossiles".

"Pour Saudi Aramco, il faut profiter de l'argent du pétrole afin de préparer l'après-pétrole", résume le conseiller du centre énergie de l'Institut français des relations internationales (IFRI).

Le cas particulier de la Russie

Le spécialiste de l'IFRI souligne ainsi que les membres de l'Opep+ ont les moyens de maintenir leur production de pétrole. "S'ils ne réussissent pas à satisfaire leurs quotas de production, c'est souvent pour des raisons politiques comme le Nigéria, le Venezuela ou l'Iran qui subit un embargo", ajoute-t-il. Parmi les huit pays ayant pris part à ces coupes de production jusqu'à la fin de l'année, seule la Russie fait office d'exception.

Cette hausse des prix des barils de référence est le bienvenu pour Vladimir Poutine qui est obligé de vendre son pétrole avec un rabais de 30% en raison des sanctions prises à son encontre à la suite de l'invasion de l'Ukraine. "A cause de la guerre, Moscou a moins de moyens pour investir dans son industrie pétrolière, précise Olivier Appert. Un embargo technologique a été voté et empêche l'intervention de certaines sociétés dont les compagnies para-pétrolières comme Schlumberger, Halliburton ou encore Technip Energies qui ont été nécessaires pour le développement de la filière russe après la chute du mur de Berlin."

D'après Andrei Ilas, les dernières données sur les expéditions révèlent que la baisse de production annoncée pour la Russie ne s'est pas encore concrétisée. "Toute perturbation due au manque d'équipement et de savoir-faire occidentaux mettra beaucoup plus de temps à produire ses effets", anticipe l'analyste du think-tank finlandais.

"La dernière chose que les pays occidentaux souhaitent dans le contexte inflationniste actuel est une flambée inattendue des prix due à une baisse de l'offre, l'objectif étant de maintenir le flux de pétrole tout en limitant, par le biais de plafonds de prix, les revenus de l'État russe qui financent en fin de compte la guerre contre l'Ukraine."
Timothée Talbi