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Défense

Un an de guerre en Ukraine: comment la France est entrée dans une économie de guerre

Dès juin 2022, le chef de l'Etat a fait entrer la France dans une économie de guerre. La loi de programmation militaire pourrait atteindre 413 milliards d'euros pour permettre de reconstituer les stocks et moderniser les armées avec l'appui de l'industrie.

Avec la guerre en Ukraine, la France s'est lancée dans une ambitieuse économie de guerre. Un slogan, une utopie ou un objectif que l'armée, la DGA et les 4000 entreprises de l'armement seront capables d'atteindre? Cette stratégie est sous le feu des critiques, mais depuis l'été, tous les acteurs du secteur sont en ordre de marche pour remplir cette mission.

"Il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges, pour pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est indispensable pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour celles et ceux que nous voulons aider", a prévenu Emmanuel Macron lors de sa visite sur le salon Eurosatory le 13 juin 2022.

Cette économie de guerre repose sur la loi de programmation militaire (LPM) adaptée à ces ambitions. Pour la période allant de 2024 à 2030, elle devrait s'appuyer sur un budget inédit de 413 milliards d'euros, a annoncé le 20 janvier Emmanuel Macron lors de ses voeux aux armées sur la base aérienne de Mont-de-Marsan (Landes).

"La LPM traduit les efforts du pays en faveur de ses armées" et "ces efforts seront à proportion des dangers, c'est-à-dire considérables", a déclaré le chef de l'Etat en ajoutant qu'"après avoir réparé les armées [avec la LPM 2019-2025, NDLR], nous allons les transformer", "pour "avoir une guerre d'avance".

La doctrine du Général Thierry Burkhard, chef d'Etat-Major des Armées, est de "gagner la guerre avant la guerre". Cette économie de guerre passe ainsi par le développement des moyens pour les services de renseignement dont le budget connaitra une hausse de près de 60%.

Même le général de Villiers, ex-CEMA, qui n'épargne pas de critiques le chef de l'Etat qui l'a démissionné en 2017, approuve l'annonce de l'entrée de la France dans cette économie de guerre.

"Quand on construit un modèle d'armée pour protéger la France et les Français, il faut partir des menaces puis ensuite on détermine l'enveloppe budgétaire. Nous sommes dans une période d'économie de guerre, le Président a eu raison de le dire", a indiqué sur BFMTV le général Pierre de Villiers.

Les stocks de munitions

Depuis le 24 février 2022, une guerre de haute intensité est aux frontières de l'Europe. Cette situation contraint à accélérer la modernisation des armées (terre, mer, air, espace et cyber), de leur donner les moyens de maintenir en condition opérationnelle les matériels et de recréer des stocks de munitions pour aider l'Ukraine et être capable de faire face à un conflit de haute intensité.

En bref, il va falloir rattraper en quelques années le retard pris sur plusieurs décennies d'économie budgétaire en produisant plus, plus vite et au meilleur prix matériel et armement. Les stocks de munitions sont un point hautement sensible. Durant les décennies de paix de l'après-chute du Mur, elles ont été "une variable d'ajustement budgétaire" réduisant leur quantité au strict minimum au risque, selon un rapport parlementaire publié avant le début de la guerre en Ukraine, de ne pouvoir tenir que quelques jours si la France était engagée dans un conflit de haute intensité.

La guerre en Ukraine confirme ce risque en mettant en exergue une évidence: il faut plus de temps pour les produire qu'il n'en faut pour les utiliser. Chaque jour, l’armée ukrainienne tire 5000 à 6000 obus d’artillerie, les forces russes quatre fois plus.

"Le rythme actuel d'utilisation de munitions par l'Ukraine est beaucoup plus élevé que notre rythme actuel de production", constate le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg qui alerte les membres de l'Alliance sur la nécessité d'augmenter les capacités de prodution.

Le 15 février dernier, un rapport parlementaire des députés Vincent Bru (Modem, Pyrénées-Atlantique) et Julien Rancoule (RN, Aude) a une fois encore soulevé le problème en tenant compte de la complexité économique et industrielle selon qu'il s'agisse de la balle de fusil d'assaut, d'un missile guidé ou des obus moyenne portée. "Le retour d’expérience du conflit ukrainien illustre ainsi les multiples atouts stratégiques que recèle la constitution de stocks de munitions", notent les deux députés. Ils prônent la nécessité "d’actionner tous les leviers de l’économie de guerre pour accélérer une montée en cadence" en allant jusqu'à la simplification "des normes et des exigences".

"Après des années de pénurie voire de léthargie, le contexte actuel suscite un sentiment d'urgence à reconstituer nos stocks", estime le rapport, réclamant "l'anticipation d'une stratégie de long terme".

Une véritable révolution industrielle et technologique est en cours pour la base industrielle et technologique de défense (BITD) qui se compose d'un tissu de 4000 entreprises parmi lesquelles une très grande majorité d'ETI et de PME. Pour les accompagner et donner une ligne directrice, le ministre des Armées Sébastien Lecornu et le délégué général à l'armement (DGA) Emmanuel Chiva, rencontrent régulièrement les représentants de la BITD.

Début février, lors de leur troisième rencontre, le message donné était de "produire du matériel de qualité, en quantité et plus rapidement". Les chaînes de production d'équipements stratégiques produisent déjà plus et plus vite.

Nexter va passer a accéléré la production de canons Caesar à 6 par mois et compte atteindre 8 par mois dès 2024. Pour le Rafale, Dassault Aviation a déjà augmenté les cadences pour livrer les clients export et permettre à l'armée de l'Air et de l'Espace d'atteindre l'objectif du tout Rafale.

Les 500 sous-traitants de l'avionneur suivent le rythme. Thales veut atteindre une cadence de 4,5 équipements par mois, contre 2,5 actuellement. Rafaut, qui fournit à Dassault les réservoirs du Rafale, va ainsi recruter une cinquantaine de techniciens, dont la moitié pour l'avion de chasse tricolore. L'objectif de produire plus a été complété par la nécessité de baisser leurs prix en contrepartie de commandes accrues à la faveur de la prochaine LPM en hausse de plus de 100 millions d'euros par rapport à la précédente.

"Les commandes sont au rendez-vous. Quand les quantités augmentent, cela veut dire des optimisations des coûts unitaires", le DGA doit donc "échanger avec les industriels pour optimiser les prix sur les matériels", selon du Minarm.

La DGA doit de son côté "simplifier son besoin" et réduire les formalités administratives pour éviter les surcoûts. Le maintien en conditions opérationnelles des matériels est une autre leçon de la guerre en Ukraine. Le ministère veut que désormais ce point soit abordé dès la phase de commande avec les industriels et dépende directement de la DGA et non plus des différents services de soutien des armées. Pour réduire les dépendances vis-à-vis de l'étranger pour certains matériaux et composants, des productions doivent par ailleurs être "relocalisées".

L'enjeu des recrutements

L'accélération de la production aura pour conséquence la nécessité de recruter plus. Comme toutes les autres industries, celles de la défense doivent embaucher plus pour produire plus, mais les talents se font rares dans tous les domaines.

"On parle souvent des soudeurs et c'est vrai, mais nous avons besoin de spécialistes dans l'informatique et le numérique et nous sommes en compétition avec les géants de la tech qui proposent des ponts d'or à ces professionnels", nous a confié le responsable d'une entreprise impliquée dans un grand projet européen d'aéronautique militaire.

Dans leur rapport, les députés Bru et Rancoule pointent la rareté des profils mais aussi la complexité de la formation des ouvriers pyrotechniques dans la production de munitions.

"Le recrutement complexe et long de ces personnels tient en effet d’abord à la nécessité de qualifier les profils psychologiques des ouvriers au contact de la matière explosive", notent les parlementaires en indiquant que "chez Junghans, les tests psychologiques, qui s’étalent sur trois mois, débouchent sur un écrémage radical, seul un candidat sur dix étant reçu".

Outre la BITD, les armées recrutent des soldats de métiers, mais aussi des réservistes pour toutes les composantes: terre, air, mer, cyber, spatial, énergie, armement et renseignement. Cette nécessité avait été lancée dès 2021 par le général Burkhard.

Le 13 juillet dernier, lors de la réception au ministère des Armées, Emmanuel Macron a annoncé l'objectif de doubler le nombre de volontaires civils en le faisant passer à 80.000 pour épauler les 205.000 soldats des armées françaises qui constituent déjà la première d'Europe.

Le ministère des Armées a créé un groupe de travail pour déterminer les missions et évaluer les besoins de la réserve afin dans tenir compte dans la prochaine loi de programmation militaire. Ce groupe est composé de militaires, de parlementaires, de représentants syndicaux (salariés et patronat). Pour atteindre l'objectif de doubler les réservistes, les conditions d'accès tant sur les aptitudes physiques que sur l'âge vont être revues.

"Pour des missions comme le cyber, les compétences sont les plus importantes", signale le ministère des Armées. Quant à l'âge, il pourrait être augmenté de 5 ans et pourrait atteindre dans certaines fonctions, comme le médical, 77 ans. "Ce sera fait là où c'est pertinent, mais l'objectif est surtout de recruter des jeunes".
Pascal Samama
https://twitter.com/PascalSamama Pascal Samama Journaliste BFM Éco