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Comptes bancaires: pourquoi la volonté de surveillance de Bercy renforce l'écosystème crypto

Bercy a demandé à avoir accès à certaines données bancaires des Français. Bien que la demande ait été retoquée, elle porte atteinte au respect de la vie privée. Ce que pointent du doigt les acteurs de l'industrie crypto.

Vendredi dernier, plusieurs acteurs de l'écosystème crypto ont tweeté "Buy Bitcoin" à la suite de la polémique autour de la demande d'accès par Bercy à certaines données des clients de comptes bancaires.

En effet, la Direction générale des Finances publiques (DGFiP) a demandé l’accès au solde des comptes et le fait de savoir si les comptes bancaires des Français sont actifs ou non, une demande qui a été retoquée par la Direction interministérielle du numérique (Dinum). Il s'agissait d'une demande faite dans le cadre d'une modernisation du fichier des comptes bancaires (Ficoba), créé en 1971 et qui liste les noms associés à tous les comptes bancaires des banques françaises ainsi que les noms associés aux coffres-forts. Ce fichier est accessible à l'administration fiscale, à la sécurité sociale, ou encore à la justice.

Auprès de Tech&Co, la direction générale des Finances publiques (DGFiP) a dans un premier temps assuré que le projet n'était pour l'heure plus à l'ordre du jour. "Il va de soi que toutes les consultations juridiques nécessaires seront préalablement menées avant une éventuelle évolution du cadre légal qui ferait lui-même, par définition, l'objet d'un débat public au moment de la discussion de la loi." précisait l'administration.

Dans un second temps, la DGFiP a précisé que la demande effectuée ne concerne que l'ajout du solde de l'ensemble des comptes, ainsi que le nombre d'opérations mensuelles pour chaque compte, mais pas - comme le suggère pourtant la Dinum - la liste exhaustive des opérations. Avec un objectif: mieux détecter les comptes actifs pour mieux lutter contre la fraude.

"On n’a jamais demandé le détail sur ces comptes des Français. La DGFiP ne demande pas plus que ce qu’elle a déjà. Ce dispositif ne sera pas fait car ce n’est pas dans le projet de loi de finances. Et si c’était fait, il y aurait un débat à l’Assemblée nationale. Tout est fait de manière légale et s'il devait y avoir un élargissement de Ficoba, cela concernerait uniquement le solde des comptes et le fait de savoir si les comptes sont actifs ou non. Il ne s’agit pas de remettre en cause la vie privée des gens mais de lutter contre les trafics", souligne encore ce lundi auprès de BFM Crypto l'administration.

Quoi qu'il en soit, cette volontée de surveillance de Bercy est vécue comme un réel danger en terme de vie privée, notamment aux yeux de l'écosystème crypto.

"On aurait une traçabilité de tous les acteurs"

"Si le projet devait arriver (à se conrétiser, NDLR), on aurait une traçabilité de tous les acteurs économiques en France. Selon moi, un tel projet est contreproductif pour l’économie de la France, n’importe quel acteur va vouloir se protéger d’un tel contrôle économique. Si les particuliers n’ont rien à cacher, ok, mais pour les entreprises qui sont en France la question peut se poser", explique celui qui se fait appeler Slashbin' sur Twitter, qui est très actif au sein de la communauté crypto.

Par ailleurs, certains acteurs de l'écosystème crypto se projettent même dans une situation plus grave en France.

"Dans la série "La Servante écarlate", les gens ne peuvent s’échapper de la dictature qui se met en place, leurs comptes bancaires sont bloqués. Dans certains pays, il faut une arme pour retirer son argent des banques. Pour nous, un moyen efficace de se protéger d’un tel scénario, c’est d’avoir du bitcoin. On ne peut pas vous le saisir, ni vous empêcher de l’échanger", précise de son côté Sébastien Gouspillou, spécialiste du minage, cofondateur du Bigblock DC. Sébastien Gouspillou fait ici notamment référence au Liban, où certaines personnes désespérées en viennent à braquer leur banque pour récupérer leur argent.

Pour autant, le bitcoin reste une cryptomonnaie dite pseudonyme, cela veut dire qu'il est tout à fait possible de suivre les transactions des utilisateurs sur la blockchain, et donc de surveiller les transactions des utilisateurs.

Ainsi, la blockchain étant transparente, "c'est donc l'outil de surveillance de masse idéal pour savoir ce que les utilisateurs font de leur argent", souligne Sébastien Leguell, le fondateur du média spécialisé Au Coin du Bloc.

Pour rappel, la blockchain (ou chaîne de blocs) regroupe tous les blocs (lots de transactions) d'un réseau, du plus ancien au plus récent. Les deux blockchains les plus connues sont Bitcoin (et sa propre cryptomonnaie bitcoin) et Ethereum (et sa propre cryptomonnaie ether).

La question de la vie privée (pricacy) "est très présente dans l’univers crypto et il y a aussi l’existence de registre public (en référence à la blockchain, NDLR) donc paradoxalement cela peut remettre en question la privacy. Même si le registre est public, les noms et prénoms des utilisateurs ne sont pas présents sur les transactions, donc on peut limiter l’empreinte que notre identité laisse sur la blockchain", souligne Gilles Cadignan, le co-fondateur de la startup Woleet.

Pour lui et d’autres membres de l'écosystème français que nous avons interrogés, les cryptomonnaies permettent notamment de protéger la vie privée des utilisateurs, à commencer par la reine des cryptomonnaies, le bitcoin.

"Le bitcoin permet d’outrepasser la traçabilité", glisse Slashbin'. En effet, par exemple, un utilisateur peut très bien générer autant d’adresses de paiement qu’il veut pour réaliser des transactions, de manière à brouiller les pistes. Il peut aussi avoir recours à des systèmes de mixages. L’un des systèmes de mixage les plus connus reste à ce jour Tornado Cash, bien que le service ait été pris dans une tourmente cet été.

De manière générale, "la meilleure façon de perdre sa 'privacy' c’est de passer par des exchanges", considère Gilles Cadignan. En effet, un utilisateur qui utilise une plateforme d'échange de cryptomonnaies du type Binance ou encore Coinbase doit fournir à la plateforme de nombreuses informations d'identité face au contrôle dit de KYC ("Know your consumer").

"Les cryptos permettent de reprendre le contrôle sur sa vie privée"

Par ailleurs, pour Gilles Cadignan, les velléités de Bercy sur les comptes bancaires donnent surtout l'occasion à l'écosytème crypto de critiquer les dérives potentielles des projets en cours de monnaies digitales de banques centrales (MDBC).

Avec ces projets de MDBC, le risque "c’est que chaque transaction soit connue et qu’on puisse interdire à la source certains types d’achats. Les données de paiement ont toujours été connues des banques sans que ça ne dérange grand monde, mais avec les cryptomonnaies, l’aspect protection de la vie privée devient un argument de poids contre le monde fiat (les systèmes de monnaie légale, NDLR). Les cryptos permettent de reprendre le contrôle sur sa vie privée et ce qu’on veut faire de notre argent. Tout l'inverse de ce qu’a dit Bruno Le Maire", explique Gilles Cadignan.

La semaine dernière, le gouverneur de la banque de France a d'ailleurs évoqué une date approximative pour le lancement d'un euro numérique, autour de 2026 ou 2027.

La présidente de la Banque centrale européenne (BCE) "Christine Lagarde a déclaré que la Banque populaire de Chine était en avance sur la BCE au sujet de son projet de monnaie digitale de banque centrale. Est-ce qu’elle sous-entend qu’elle prend la Chine comme modèle pour appliquer un tel projet? Si oui, c’est inquiétant", s'était d'ailleurs interrogé Alexandre Stachtchenko sur BFM Crypto.

Pour certains acteurs de l'écosystème, les MDBC pourait introduire certaines fonctions comme celles de suivre les transactions des utilisateurs de bout en bout, de bloquer ou geler les comptes ou encore de relever directement ce qu'ils veulent sur une adresse. "Ce ne sont que des "rumeurs" car c'est à un stade embryonnaire. Mais quel serait l'intérêt de déployer des crypto 100% décentralisées pour l'Etat s'il ne peut pas les contrôler derrière?", s'interroge Sébastien Leguell.

Un bitcoin anonyme?

Face à ce paradoxe induit par la blockchain, l’écosystème crypto réfléchit depuis de nombreuses années à faire en sorte de rendre les transactions plus anonymes. Par exemple, certains bitcoiners appellent à renforcer l'anonymat sur la blockchain Bitcoin. Par exemple, un débat existe sur la question de savoir si le Lightning Network (LN) rend le bitcoin plus "anonyme". Ce sytème, dont le "white paper" (livre blanc) date de 2015, veut permettre d'utiliser le bitcoin comme moyen de paiement, pour des transactions de faible montant, et avec des frais réduits.

Certains acteurs considèrent que cette solution permettrait de rendre plus anonymes les transactions impliquant l'utilisation du bitcoin, puisque les transactions se font hors de la blockchain. A l'inverse, d'autres précisent que si ce système rajoute de la complexité aux transactions avec le bitcoin, les transactions restent traçables.

Parmi les autres systèmes utilisés par l'écosystème crypto pour protéger la vie privée, il existe aussi des cryptomonnaies dites "anonymes" comme Monero ou encore Z-cash. Globalement, ces dernières posent davantages de difficultés pour remonter à la source des transactions.

Pauline Armandet