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"Guerre des étoiles": comment la notation systématique a infusé notre quotidien

Cette notation systématique comporte parfois des conséquences méconnues.

Cette notation systématique comporte parfois des conséquences méconnues. - Pixabay

L'évaluation, bien souvent à coup d'étoiles, des produits et services, est devenue une habitude en apparence inoffensive. Dans "La nouvelle guerre des étoiles", deux journalistes de Libération se sont plongés dans les arcanes, dérives et effets pervers de ces nouveaux systèmes de notation.

TripAdvisor, Amazon, Uber, Deliveroo, les centres d'appels ont un point commun. Tous proposent à leurs clients d'évaluer, systématiquement, leurs produits ou services, une fois leur prestation concrétisée. Et tous s'en remettent ainsi à un principe vieux du temps des Jésuites, qui avait alors pour but de mettre en concurrence et de trier les élèves, comme nous l'apprennent Vincent Coquaz et Ismaël Halissat, journalistes chez Libération et auteurs de "La nouvelle guerre des étoiles" (Editions Kero): la notation. Au fil d'une enquête de près de deux ans, tous deux reviennent sur les mécanismes et conséquences parfois méconnues de cette notation désormais quasiment érigée au rang de réflexe.

BFMTV: Le crédit social chinois est bien souvent considéré comme le système de notation le plus abouti au monde. En quoi votre enquête vous a-t-elle permis de dissiper de nombreuses idées reçues à ce sujet ?


Vincent Coquaz:
L’idée selon laquelle tous les Chinois sont notés en temps réel et par le gouvernement central est tout simplement fausse. Celle selon laquelle on ne peut plus prendre le train si cette note baisse trop, encore plus. Il y a bien un système de crédit social qui concerne toute la Chine mais ce n’est pas un système de notation à proprement parler. Et ça, ça a été une grosse découverte! Ce "crédit social" à la chinoise est beaucoup plus lié au crédit bancaire qu’à la notation. Il s’agit plutôt d’une sorte de casier judiciaire généralisé, pour référencer les mauvais payeurs.

"Rien ne dit pour le moment que le système très spécifique de Rongcheng soit étendu à toute la Chine."

En réalité, on a faussement calqué le dispositif spécifique de Rongcheng à tout le pays. Dans cette ville, il y a effectivement un score de bonne conduite qui augmente et qui diminue en fonction des bonnes et mauvaises actions. Mais si le dispositif existe bel et bien, il est loin d’être à la pointe de la technologie et n’est pas alimenté par de la vidéosurveillance ni de la reconnaissance faciale. Ces bons et mauvais comportements sont consignés dans des cahiers, à la main.

Hormis quelques expérimentations très locales, ce score citoyen n’existe pas dans le reste de la Chine. Le seul score existant, et qui s’applique au plus grand nombre, est celui d’une solution de paiement, Alipay. La plupart du temps, les gens ne connaissent pas ce score ou s’y intéressent peu. L’un des rares impacts sur leur vie que l’on ait pu observer, à Pékin, est le fait de devoir laisser, ou non, une caution pour louer un vélo en libre-service. Cela s’apparente davantage à un système de fidélité amélioré. Et rien ne dit pour le moment que le système très spécifique de Rongcheng soit voué à être étendu à tout le pays.

En quoi les Etats-Unis n’ont-ils pas à rougir face à la Chine en matière de notation de leurs propres citoyens ?


Ce que l’on a découvert, au fil de notre enquête, c’est que le crédit social à la chinoise s’inspire du système américain. Les gens que l’on a rencontrés en Chine ne comprenaient pas pourquoi tant d’attention était accordée au crédit social, alors même qu’il s’inspire du score "FICO", un score de crédit public que tout le monde peut consulter, et qui sert de base pour accorder des crédits, ou non.

De manière générale, les systèmes de notation sont bien plus développés aux Etats-Unis. On note presque tout, de la qualité du vol en avion à la prestation d’un serveur au restaurant. Et le NPS, l'un des plus populaires indices de notation qui s'est imposé dans les plus grandes entreprises du monde entier, vient aussi de ce pays. Il s'agit d'un spectaculaire coup marketing qui consiste à convaincre les entreprises d'abandonner les enquêtes qualité et autres questionnaires adressés à leurs clients, pour se concentrer sur une seule question jugée valable: dans quelle mesure recommanderiez-vous cette entreprise à vos proches ?

Noter, et souvent à coup d'étoiles, un très large panel de produits et services est devenu une habitude pour certains. Votre livre montre néanmoins à quel point ces notes peuvent être faussées ou pire, jouer sur le quotidien de salariés, chauffeurs ou livreurs. Dans ces conditions, faut-il renoncer à noter ?


On savait avant de se lancer dans cette enquête qu'en deça d'une certaine note, les chauffeurs Uber pouvaient voir leurs comptes désactivés, et ne plus pouvoir travailler. Plus insidieux encore, on a découvert que dans certains hôtels parisiens, l’intéressement était conditionné à la notation TripAdvisor et Booking. Quant aux centres d'appels, et d'après des mails internes que nous avons pu consulter, les salariés peuvent être pénalisés si leur taux de retour, à savoir le ratio entre le nombre d'appels passés et le nombre de notes reçues en retour, est jugé médiocre.

Dans l'un d'entre eux, un panneau affiche le classement quotidien de ces mêmes salariés, en fonction de leur note. Dans ces conditions, mal noter ou ne pas du tout peut avoir des conséquences très concrètes sur le travail des notés, qui sont soumis à une pression considérable. Cette question reste donc un dilemme pour les consommateurs. D'autant plus qu'ils sont parfois amenés à noter des choses qu'ils ne maîtrisent pas du tout ! En gare de Rennes, une borne proposait récemment de noter les mesures sanitaires mises en place par la SNCF en choisissant parmi quatre smileys, du plus mécontent au plus satisfait. D'une, on n'y connaît rien. De deux, ce n'est pas forcément la démarche la plus respectueuse des gestes barrière. Ces notations systématiques virent bien souvent à l'absurde.

Alors même que les consommateurs notent régulièrement en ligne, ils sont également notés en retour, parfois sans le savoir. Que vous a appris votre enquête sur cette discrète notation des internautes, et est-il possible de passer entre les mailles du filet?


C'est très difficile, voire quasiment impossible ! Tout simplement parce que l'on ne sait généralement pas quelles entreprises nous notent discrètement, sur quels critères et à quelles fins.

J'ai par exemple découvert, en épluchant les conditions d'utilisation d'Airbnb, qu'une certaine entreprise américaine, Sift Science, avait un dossier complet sur mon profil, fait de messages envoyés et reçus sur Airbnb ou Couchsurfing, ou encore d'heures auxquelles j'avais acheté des billets d'avion. Je n’avais aucune idée de l'existence de cette entreprise auparavant et aurait donc eu du mal à m'opposer à cette collecte de données. Or, cette entreprise m'attribuait, d'une certaine manière, une note de fiabilité.

Ce qui nous frappe en fin de compte, c'est de constater la remise en question de la notation à l'école, d'où elle est issue, alors même qu'elle commence désormais à infuser tous les pans de notre vie, les services publics, le monde professionnel ou encore la santé. Et tout cela, sans que l'on n'y trouve rien à redire.

https://twitter.com/Elsa_Trujillo_?s=09 Elsa Trujillo Journaliste BFM Tech