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Bac: la numérisation des copies va-t-elle permettre d'établir des statistiques sur les lycéens?

Des lycéens devant les résultats du bac au lycée Fresnel à Paris le 5 juillet 2019 (photo d'illustration)

Des lycéens devant les résultats du bac au lycée Fresnel à Paris le 5 juillet 2019 (photo d'illustration) - Stéphane de Sakutin-AFP

La numérisation des copies des épreuves communes de contrôle continu pourrait représenter, pour le ministère de l'Éducation nationale, une masse de données. Et une source de statistiques sur les élèves. Certains sont enthousiastes, d'autres inquiets.

C'est une première cette année: toutes les copies des épreuves communes de contrôle continu (également appelées E3C) des élèves de première - innovation instituée par la réforme du bac à mi-chemin entre le devoir sur table et l'examen classique - sont numérisées pour être corrigées informatiquement. Pour le ministère de l'Éducation nationale, c'est là l'occasion de récolter une quantité importante de données sur les élèves.

"Le matériau brut est énorme"

Fabienne Rosenwald, qui dirige la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance du ministère, confiait à L'Opinion que "le matériau brut est énorme". Au total, un élève qui passe le bac est soumis à plusieurs sessions d'E3C dès la classe de première - la toute première salve s'est tenue en janvier dernier et la deuxième aura lieu à partir du mois d'avril - et jusqu'en fin de terminale.

Au total, aussi bien pour les filières générale et technologique, les élèves planchent donc sur trois épreuves en histoire, autant pour chacune des deux langues et une pour l'enseignement de spécialité abandonné en fin de première. En plus: deux sessions pour l'enseignement scientifique en filière générale et trois pour les mathématiques dans la voie technologique. Des évaluations qui compteront à hauteur de 30% dans la note finale du bac.

"À terme, nous disposerons d'informations sur leur progression pendant deux ans, une durée longue à cet âge-là"​, ajoutait Fabienne Rosenwald.

Différences filles/garçons, poids de l'origine sociale...

De la "dynamite", s'enthousiasmait également pour L'Opinion Guillaume Leboucher, fondateur de la fondation Intelligence artificielle pour l'école. "Elles fournissent des milliards d'informations sur lesquelles on va pouvoir faire passer des algorithmes". Comme les différences de réussite entre filles et garçons ou encore le poids de l'origine sociale ou géographique. 

Officiellement pourtant, rien n'est encore fait. Mais l'idée n'est pas nouvelle. En juin 2019, l'ancien locataire de la rue de Grenelle, Xavier Darcos, avait lancé un appel "pour faire entrer l'intelligence artificielle" à l'école. Il citait comme bénéfices une automatisation des enseignements de base pour décharger les professeurs "des aspects les plus rébarbatifs de leur travail" ainsi qu'une meilleure adaptation des contenus et des apprentissages aux besoins des élèves, détaillait-il dans Les Échos.

Quid de la protection des données?

Dans certains pays, comme aux États-Unis, l'exploitation du big data est déjà une réalité à l'université. Grâce à ces données, des analyses prédictives permettraient de mesurer les chances de réussite des étudiants, comme le rapportait un article du New York Times. À l'université de l'Arizona, une bonne note en littérature serait cruciale pour être diplômé. À l'école d'infirmiers de Géorgie, ce seraient paradoxalement de bons résultats en mathématiques, plutôt qu'en soins pratiques, qui seraient synonymes de succès. Certains établissements américains vont même plus loin pour évaluer les chances de réussite et évaluent le temps passé à la bibliothèque, au sport ou à la cafétéria.

Du côté de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) qui veille à ce que l'informatique ne porte atteinte ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques, impossible de formuler un avis. Elle ne peut s'exprimer sur le sujet tant qu'elle n'a pas été officiellement saisie, précise-t-elle à BFMTV.com. "Il appartient au ministère de veiller à la conformité des traitements qu'il met en œuvre", ajoute la Cnil.

Quoi qu'il en soit, certains pointent le manque de transparence des intentions du ministère.

"On ne sait rien quant à de possibles développements dans cette direction mais il serait tout de même important d'informer les établissements, les familles et les élèves de ce qui sera fait de leurs copies", déplore pour BFMTV.com Claire Krepper, secrétaire nationale à l'éducation du SE-Unsa.

D'autant que, conformément au règlement général sur la protection des données, les élèves ont des droits d'accès, de rectification, d'opposition ou d'effacement sur ces informations, comme l'indique la Cnil.

Des statistiques sur les enseignants?

Pour les enseignants, cette perspective est source d'inquiétudes. Car si la justification mise en avant est celle de l'intérêt des élèves, ils se demandent dans quelle mesure ces statistiques pourraient également les cibler et, in fine, les évaluer. Tel enseignant aurait ou n'aurait pas fini le programme, tel autre aurait de meilleurs résultats...

"Certains collègues ont des craintes sur Santorin (le logiciel de correction, NDLR), poursuit Claire Krepper. Il est déjà possible de savoir combien de temps les enseignants consacrent par copie. Dans quelle mesure un inspecteur pourrait y avoir accès? Sans tomber dans le complotisme, le minimum serait que les professeurs puissent savoir qui a un droit de regard, dans quelles circonstances et avec quelles conséquences."

Pas de données "révolutionnaires"

D'autres redoutent un risque de "flicage", comme le craint Jean-Rémi Girard, président du Syndicat national des lycées et collèges (Snalc), qui estime par ailleurs que la numérisation - "inutilement compliquée" - n'apportera pas de données "révolutionnaires".

"On sait déjà que les filles ont de meilleurs résultats que les garçons, dénonce-t-il pour BFMTV.com. On a les bulletins scolaires, le livret numérique, les enseignants qui travaillent au quotidien avec leurs élèves, on n'a pas attendu Santorin."

Quant à l'argument selon lequel les données issues de la numérisation permettraient d'évaluer les progrès des lycéens, il serait caduc, balaie Jean-Rémi Girard.

"Ce n'est pas parce qu'un lycéen a 12 en première et 10 en terminale qu'il a régressé. Cela ne signifie pas que ses acquis ont disparu, simplement que les connaissances de terminale ne sont pas consolidées. D'autant que les épreuves d'E3C ne sont pas similaires, les attendus ne sont pas les mêmes et les copies sont évaluées différemment selon les établissements. Je ne vois pas comment ces copies pourraient donner une vision de leur progression."

Difficile de savoir ce qui est exactement dans les tuyaux: le ministère de l'Éducation nationale n'a pas souhaité répondre aux questions de BFMTV.com.

Céline Hussonnois-Alaya