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Entre trahisons et coups de billard à trois bandes, la légendaire rivalité Chirac-Giscard

Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing, alors respectivement présidents du RPR et de l'UDF, à Paris le 29 septembre 1991

Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing, alors respectivement présidents du RPR et de l'UDF, à Paris le 29 septembre 1991 - AFP - Frédéric Hugon

Auteur d'un communiqué lapidaire, voire glacial, en hommage à Jacques Chirac, l'ancien président a toujours reproché à son ex-Premier ministre de l'avoir trahi après avoir quitté Matignon.

Deux phrases, pas une de plus. Elles en disent pourtant long. Jeudi, aux alentours de 13h30, un peu plus d'une heure après l'annonce de la mort de Jacques Chirac, Valéry Giscard d'Estaing a fait publier quelques mots d'hommage par son secrétariat. Dire que le message est concis serait un euphémisme. 

"J'ai appris avec beaucoup d'émotion la nouvelle de la disparition de l'ancien président de la République Jacques Chirac. J'adresse à son épouse et à ses proches un message de profondes condoléances", peut-on lire dans le communiqué. 

Cette froideur n'a rien d'anodin. Elle vient de loin, des tréfonds de l'histoire de la Ve République, au mitan des années 1970. Une époque où deux jeunes fauves de la politique, de caractères radicalement contraires mais issus de camps idéologiques voisins, se partageaient le sommet de l'État. Premier ministre frustré de Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac commet alors un acte de rupture jamais reproduit depuis, qui figera pendant des décennies une méfiance mutuelle, attisée par les entourages.

Deux manières de faire de la politique

Si Jacques Chirac claque la porte de Matignon de façon tonitruante le 25 août 1976, c'est d'abord parce qu'il se sent à l'étroit, blackboulé. Deux ans auparavant, il avait apporté à Valéry Giscard d'Estaing le soutien décisif d'une frange de l'UDR, le parti gaulliste, contribuant ainsi à la dégringolade de son candidat officiel à la présidentielle de 1974, Jacques Chaban-Delmas. 

Le jeune promu n'en tire pas les dividendes espérés. Confronté à une personnalité bien différente de la sienne et décidée à accentuer la verticalité du pouvoir présidentiel, Jacques Chirac a nourri sa propre ambition. Ce que le locataire de l'Elysée sous-estime dangereusement. 

"Giscard est d'une intelligence fulgurante, il a une vision de l'État, mais la relation humaine n'a jamais été sa force", abonde auprès de BFMTV.com Dominique Bussereau, ancien proche de Valéry Giscard d'Estaing devenu, bien plus tard, ministre de Jacques Chirac. "Chirac, lui, cultivait justement cette relation humaine. Donc on a d'un côté une manière cérébrale de faire de la politique et de l'autre, une manière plus intuitive", poursuit-il. 

Là où "VGE" avait pour but de bâtir un grand parti centriste et pro-européen sur les décombres du gaullisme, le chef de son gouvernement a œuvré en sous-main à la conquête de l'UDR. Dans ce duel, le second l'emporte sur le premier, puisque Jacques Chirac cofonde le Rassemblement pour la République (RPR) quelques mois après son départ de Matignon. Dès lors, il n'aura de cesse de tailler des croupières au gouvernement de Raymond Barre, qui lui a succédé, puis à l'UDF - la fédération centriste créée par les giscardiens en 1978. 

"En plus, les deux sont issus de la même génération [ils n'ont que 6 ans d'écart, ndlr], ça crée une concurrence, exacerbée qui plus est par les entourages. Pierre Juillet et Marie-France Garaud côté Chirac, Michel Poniatowski côté Giscard, qui ont accentué la rivalité", rappelle Dominique Bussereau.

L'affront de 1981

Les lames s'aiguisent surtout lors de l'élection présidentielle de 1981. Valéry Giscard d'Estaing brigue un second mandat, Jacques Chirac se lance dans la première de ses quatre campagnes élyséennes. Il finit troisième homme et, de ce fait, sa consigne de vote pour le second tour est attendue. Annonçant qu'il voterait, à titre personnel, pour le candidat UDF, il laisse à ses propres électeurs leur liberté de choix. 

Pour la Giscardie, le coup est rude, d'autant que les chiraquiens portent l'estocade en faisant secrètement campagne pour François Mitterrand. Des caciques du RPR envoient discrètement des courriers à leurs militants, dans lesquels il leur est explicitement demandé de glisser un bulletin socialiste dans l'urne le 10 mai.

Ce jour-là, la France bascule à gauche. Une première sous la Ve République. Lorsqu'il quitte le palais de l'Elysée à pied - le même moyen de déplacement que pour son arrivée -, Valéry Giscard d'Estaing subit les huées des sympathisants PS venus accueillir leur héros. L'affront est douloureux pour le président vaincu, entré en campagne en étant persuadé d'être réélu. De ce coup de billard à trois bandes découle une amertume qui ne s'atténuera jamais, VGE imputant à Jacques Chirac le coup d'arrêt à sa carrière politique nationale.

Alliés nécessaires

Durant les années 1980, de l'eau coule sous les ponts. RPR et UDF savent bien que pour espérer reconquérir les Français, ils doivent s'allier pour les scrutins intermédiaires. Notamment aux législatives de 1986, où la droite et le centre font listes communes, ce qui leur permet d'obtenir une majorité relative à l'Assemblée nationale et lancer la première cohabitation.

Valéry Giscard d'Estaing fait partie, avec Jacques Chaban-Delmas, des noms suggérés à François Mitterrand par son entourage pour Matignon. Le chef de l'État les balaie d'un revers de la main. "On ne contourne pas un obstacle, on s'appuie dessus", répond-il, avant de choisir Jacques Chirac, patron du RPR, premier parti d'opposition. François Mitterrand sait qu'il est son adversaire le plus farouche et veut l'user jusqu'à la corde. Ce qu'il fera, mais c'est une autre histoire. 

Dans l'attente, VGE observe cette séquence à distance, avec circonspection. Il laisse Raymond Barre aller à la présidentielle de 1988 avec le soutien timoré de l'UDF. Jacques Chirac, lui, mord la poussière au second tour face à François Mitterrand. Affaibli, contesté dans son propre camp par ses ailes souverainiste et réformiste, il laisse un espace de respiration à Valéry Giscard d'Estaing, récemment devenu patron de l'UDF. L'ex-chef de l'État se prend à espérer être le recours de la droite et du centre pour l'échéance présidentielle de 1995.

Accords, désaccords

En politique, rien ne se passe comme prévu. Souvent, en tout cas. Propulsé par les sondages, Édouard Balladur se dirige vers une candidature que personne ne peut enrayer, aussi bien en Chiraquie qu'en Giscardie. Plusieurs dirigeants de l'UDF, François Bayrou et François Léotard en tête, incitent le gros des troupes du parti à soutenir le Premier ministre de François Mitterrand - et ce sans l'imprimatur de Valéry Giscard d'Estaing. De quoi permettre un réchauffement des relations entre ce dernier et Jacques Chirac, sur qui plus personne ne misait. À tort. 

"Moi je suis resté avec (Jean-Pierre) Raffarin derrière VGE. Il nous a demandé de soutenir Chirac, ce que nous fîmes, parce que 81 était désormais loin. Et puis sur l'économique et le social, sur la décentralisation, Chirac avait évolué, son programme nous convenait", raconte Dominique Bussereau. 

C'est après le septennat chiraquien (1995-2002) que les relations se délitent à nouveau. Une fois réélu, Jacques Chirac s'inquiète d'une potentielle défaite aux législatives qui suivent. Pour l'empêcher, il nomme un fidèle de VGE à Matignon, Jean-Pierre Raffarin, et crée l'UMP pour absorber une partie de la nébuleuse centriste dans le giron de la droite. Déjà, l'ancien élu du Puy-de-Dôme apprécie moyennement. Quelques années plus tard, lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, sur laquelle il planchait, Valéry Giscard d'Estaing sort littéralement de ses gonds. Devenu membre du gouvernement, Dominique Bussereau se prend une soufflante:

"Je me souviens, je l'ai croisé de manière fortuite en 2004 à la gare Montparnasse, il était furieux que Chirac soumette la Constitution européenne par référendum. Ça fait 40 ans que je le connais, c'est la première fois qu'il m'engueulait: 'Chirac est dingue, vous vous rendez compte, mais vous allez foutre en l'air mon projet!' Il avait vraiment l'impression qu'on lui volait son Europe. Là-dessus, je lui dis que le référendum n'est pas perdu d'avance [rires], et je file en vitesse prendre mon train."

"Immense ratage"

Le temps estompe les émotions, mais jamais totalement. Après 2007, les deux vieux lions se retrouvent au Conseil constitutionnel, où ils sont tous deux membres de droit. Le très chiraquien Jean-Louis Debré en est le président depuis seulement quelques mois. Dans un documentaire consacré à son mentor et diffusé récemment sur La Chaîne parlementaire, Jean-Louis Debré revient sur ces retrouvailles pour le moins aigres-douces. Alors qu'un texte portant sur l'immigration est soumis au conseil des Sages, le président de l'institution est assis entre les deux anciens adversaires. Il raconte:

"Tout d’un coup mon voisin de droite dit: 'J’ai été président de la République, le problème de la lutte contre l’immigration se posait déjà à cette époque. Mais mon Premier ministre n’était pas très bon sur ces questions'", se souvient-t-il, imitant VGE. Jean-Louis Debré regarde à sa gauche: "Mon Chirac ne bouge pas. Je me dis 'Sauvé! il n’a rien entendu'." 

Mais quelques minutes plus tard, Jacques Chirac demande à s’exprimer et réplique: "Moi aussi j’ai été président de la République, mais moi j’ai été réélu."

Derrière ces haines recuites, Dominique Bussereau voit surtout un grand gâchis: "En réalité, la gestion des relations entre Giscard et Chirac est un immense ratage. Tous les deux portent une responsabilité, et si certains boutefeux dans leurs camps respectifs n'avaient pas attisé le truc, ils auraient pu l'éviter..." 

Jules Pecnard