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Compétences, Constitution: ce qu'impliquerait une autonomie de la Corse

Afin d'aboutir à une solution politique en Corse, dominée par les indépendantistes et sous tension depuis la violente agression d'Yvan Colonna en prison, l'Etat envisage l'évolution de l'île vers un statut d'autonomie. Le ministre de l'Intérieur, qui se rend sur place ces mercredi et jeudi, doit étudier cette question aux lourdes implications avec les acteurs locaux.

"C'est le moment, je crois". Ce mercredi matin, en lever de rideau de son déplacement sur l'île jusqu'à jeudi, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin l'a confirmé: l'hypothèse d'une autonomie de la Corse est désormais sur la table. À dire vrai, ce "moment" était déjà venu en 2017 pour Emmanuel Macron, qui avait promis de préciser la situation particulière de la Corse dans la Constitution, avant que la réforme institutionnelle soit repoussée sine die par le Sénat alors occupé par l'affaire Benalla.

Si, à moins d'un mois du premier tour de la présidentielle, il apparaît que la question du statut de la Corse ne pourra être tranchée qu'au cours d'un prochain mandat, l'actualité l'impose dès à présent. La violente agression commise en prison le 2 mars dernier sur l'assassin du préfet Erignac, Yvan Colonna, a ravivé les tensions sur l'île où les manifestations politiques violentes, à tonalité politique, se multiplient.

Mais comment traduirait-on concrètement cette évolution vers l'autonomie? S'inscrirait-elle dans la Constitution actuelle ou faudrait-il changer le texte fondateur de la République? Les enjeux sont nombreux autour de cette aspiration.

· "Nous y travaillons depuis longtemps"

Ce mercredi matin, sur BFMTV-RMC, Gérald Darmanin est resté prudent au moment d'évoquer le débat (re)naissant autour de l'autonomie de la Corse, renvoyant aux discussions imminentes avec les élus et acteurs locaux.

"Nous travaillons depuis longtemps sur l'avenir institutionnel de la Corse", a toutefois souligné le ministre de l'Intérieur, qui n'a récupéré cet épineux dossier que depuis dix jours et l'entrée au Conseil constitutionnel de Jacqueline Gourault. Celle-ci en était jusqu'ici chargée en sa qualité de ministre de la Cohésion des territoires.

Gérald Darmanin a encore ouvert: "Il y a plusieurs possibilités". Et d'après lui, la première piste sur la route d'une émancipation politique et juridique de la Corse est d'abord l'exercice de ses attributions actuelles.

"Beaucoup de compétences ont déjà été données à la collectivité de Corse. Et la Cour des Comptes et un certain nombre d'observateurs disent qu'elle ne les utilise pas totalement non plus", a regretté le ministre citant la gestion des "déchets et du logement".

Il faut donc ici faire un crochet par le statut actuel de l'île. Au 1er janvier 2018 - dans une ambiance dominée par la victoire des autonomistes lors des élections de 2015 - la Corse est passée de simple collectivité territoriale, avec ses deux départements, à "collectivité à statut particulier".

Une bascule qui a renforcé tout à la fois les exécutif et législatif locaux. Car la Corse est en effet chapeautée par un président du Conseil exécutif et une Assemblée, à laquelle le premier doit rendre des comptes. Cette possibilité pour les législateurs insulaires de destituer le patron de l'exécutif régional est d'ailleurs insolite dans l'univers jacobin français.

Surtout, l'Assemblée corse peut se prévaloir de pouvoirs très étendus, comme le détaille le Code général des collectivités territoriales dans son article L4422-15: "L'assemblée vote le budget, arrête le compte administratif, adopte le plan d'aménagement et de développement durable de la Corse".

L'article suivant du même texte va plus loin. La Corse peut adapter pour son propre cas les dispositions venues de l'Hexagone:

"De sa propre initiative ou à la demande du conseil exécutif, ou à celle du Premier ministre, l'Assemblée de Corse peut présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions réglementaires en vigueur ou en cours d'élaboration concernant les compétences, l'organisation et le fonctionnement de l'ensemble des collectivités territoriales de Corse, ainsi que toutes dispositions réglementaires concernant le développement économique, social et culturel de la Corse".

Il ne faut pas voir en revanche dans cette faculté d'adaptation un pouvoir législatif stricto sensu. Le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'Université de Lille, explique ainsi à BFMTV.com: "Ce qui est plus délicat dans le cadre actuel c'est de confier à la Corse des compétences législatives initiales. Que l'Assemblée de Corse soit force de proposition de lois particulières, éventuellement, mais les voter...".

Quadrature du cercle qui indique cependant une chose dans le climat présent. Malgré ce statut particulier déjà en vigueur, le statu quo n'est plus une option en Corse.

· L'exemple de la Polynésie française

Ce constat posé, deux voies demeurent carrossables à qui voudrait avancer sur ce chemin esquissé, mais pas encore balisé, vers l'autonomie: l'une permet de rester dans la Constitution actuelle, l'autre l'obligerait à bifurquer.

À ce propos, un autre exemple revient fréquemment à la bouche des observateurs et des différentes parties: celui de la Polynésie française.

"Ça peut être une autonomie à l'intérieur même de notre Constitution actuelle", a d'ailleurs rappelé Gérald Darmanin. "La Polynésie française a un statut d'autonomie qui lui permet évidemment d'être totalement dans la République et d'avoir une spécificité particulière, notamment pour tout ce qui est économique et social".

Plus précisément, l'Assemblée de Polynésie française a toute latitude pour adopter des "lois du pays". Le statut de l'archipel, institué par une loi organique en 2004, illustre ce champ de compétences atypique. Les élus polynésiens peuvent par exemple prendre des "mesures préférentielles en faveur de la population en matière d'emploi ou de protection du patrimoine foncier".

En fait, pour bien comprendre la spécificité polynésienne, il faut imaginer une forme de renversement. Les compétences régionales ne sont pas définies en creux par le négatif tiré des attributions dévolues à l'Etat mais, au contraire, ne relève de ce dernier que ce qui lui est explicitement réservé.

"La Polynésie française est compétente dans toutes les matières, à l’exception de celles expressément attribuées à l’État", proclame ainsi le même texte officiel, à savoir, bien sûr, les fonctions régaliennes et les règles portant sur "la nationalité, droits civiques, droit électoral, état et capacité des personnes ; justice et garantie des libertés publiques ; politique étrangère ; défense ; sécurité et ordre publics".

Parler d'un rapprochement des modèles corse et polynésien est aisé mais une limite juridique les sépare pourtant.

"La Polynésie s'appuie sur un autre fondement constitutionnel. Elle est une 'Collectivité d'Outre-Mer' et relève de l'article 74 de la constitution", avertit Jean-Philippe Derosier qui prolonge: "La Corse ne relève pas de l Outre-Mer mais de la Métropole, elle ne peut donc pas s'appuyer sur l'article 74".

· Changer la Constitution en dernière hypothèse

C'est cette impasse éventuelle qui explique pourquoi l'ultime possibilité pour une évolution du statut corse oblige à quelques ajustements.

Etablir la tournure que prendrait une autonomie sortant du cadre constitutionnel en place est un exercice par nature périlleux alors que le processus n'a pas encore été arrêté. Jean-Philippe Derosier s'essaye cependant à cet effort d'imagination:

"Tout dépend de la volonté ou non du gouvernement à cheminer vers une révision constitutionnelle. Si une révision était envisagée, les possibilités - au-delà de mentionner la Corse dans la Constitution, ce qui ne serait que symbolique - sont multiples. On pourrait lui conférer par exemple un droit d'initiative législative autonome et donc un rapprochement vers le régime d'Outre-Mer".

Gérald Darmanin n'a lui-même pas exclu une telle révision. Mais il a reconnu sur BFMTV ce mercredi: "On verra bien. Ce n'est pas moi qui en déciderait, c'est le président de la République, le Congrès, et le peuple souverain le cas échéant".

C'est toute une lourde et lente machinerie qui serait donc mise en oeuvre mais rien d'insurmontable. Depuis sa promulgation au crépuscule des années 1950, la Constitution gaullienne a été modifiée à 24 reprises. Preuve de sa souplesse.

Robin Verner
Robin Verner Journaliste BFMTV