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Image d'illustration, montrant un homme s'introduisant dans la chambre d'hôpital d'une patiente.

Pierre-Oscar Brunet

Violées à l'hôpital: le tabou des personnes âgées ou handicapées victimes là où elles sont soignées

La mère d'une femme handicapée hospitalisée dans un établissement parisien a porté plainte contre l'AP-HP pour "non assistance à personne en danger" après le viol de sa fille par un autre patient. Un cas qui n'a rien d'isolé mais qui reste difficile à quantifier.

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"Ils ont tout détruit la journée des faits, ils ont tout lavé, y compris ma fille. Où est le signalement aux autorités? Où est le kit viol? Pourquoi l'agresseur de ma fille est toujours au même étage?" Ces questions tournent dans la tête de Christina* depuis le mois de juillet dernier quand on lui a appris que sa fille âgée de 50 ans, trisomique et atteinte d'un début de la maladie d'Alzheimer, a été abusée sexuellement par un autre patient.

C'était le 27 juillet 2023, au sein du service de gérontologie de l’hôpital Sainte-Périne-Rossini dans le XVIe arrondissement de Paris. Une aide-soignante, vacataire dans le service, ouvre, par hasard, la porte de la chambre d'Aurélia* qui est prise en charge dans le service depuis trois ans. Elle surprend alors un homme, lui aussi patient au sein de l'établissement, dénudé et allongé sur la patiente à qui il a retiré la couche. Un médecin est appelé en urgence, le patient est sommé de retourner dans sa chambre.

"Contrat moral"

Christina aurait-elle un jour su ce qui était arrivé sans cette découverte fortuite, et alors que sa fille a perdu l'usage de la parole? Alertée par l'équipe soignante, la mère de la victime, âgée de 72 ans, est conviée à une rencontre avec la direction de l'hôpital. Le professeur en charge du service est présent, ainsi que la directrice de l'établissement et un responsable juridique. Christina ne savait pas que ces deux derniers assisteraient à cet entretien. Inquiète, la septuagénaire enregistre alors en toute discrétion la conversation. Un audio, que nous avons pu écouter, certifié par un huissier depuis.

Au cours de l'entretien d'un peu plus d'une heure, la direction de Sainte-Périne-Rossini explique à la mère de la patiente que "normalement nous hôpital, nous avons le devoir de signaler cette infraction". "Les faits, tels qu’ils nous ont été décrits, peuvent être considérés par un juge comme une agression sexuelle", poursuit l'interlocutrice de Christina, rappelant son "devoir de protection physique des patients" tout en écartant que le risque zéro existe.

"J'étais obnubilée par ma fille, je n'avais qu'une seule chose en tête lors de ce rendez-vous, c'était ma fille", témoigne auprès de BFMTV.com Christina. "Eux étaient focalisés sur le fait que je pouvais porter plainte. A ce moment-là, je ne suis pas à la recherche d'un coupable, je n'avais pas la force de faire des années de procédure, mais eux ont pris un engagement, j'appelle ça un contrat moral." A l'issue de ce rendez-vous, la mère de famille est convaincue que la direction va prendre les mesures appropriées.

Deux plaintes, une "omerta"

Malgré les garanties de l'hôpital, quelques jours plus tard, Christina tombe nez à nez avec l'agresseur d'Aurélia. Il s'agit d'un homme hospitalisé dans ce service depuis la fermeture d'un service psychiatrique, un "patient à problème" comme l'a qualifié l'hôpital et sur lesquels pèsent des doutes concernant deux autres faits d'agression. Un homme qu'elle va recroiser à plusieurs reprises. Le 6 février 2024, il était encore au même étage que sa victime. Une semaine plus tard également.

Cette situation devient insupportable, inaudible et intolérable pour la mère. Christina porte alors plainte, en octobre 2023, pour viol contre le patient mis en cause et en décembre 2023 pour "non assistance à personne en danger" contre l'AP-HP. "Je leur ai laissé deux mois pour qu'ils remplissent leur contrat moral, pour qu'ils fassent un signalement, dénonce avec fermeté Christina.

J'ai d'abord porté plainte contre l'agresseur de ma fille pour leur rappeler leurs devoirs, et j'ai encore attendu jusqu'en décembre..."

"Les mesures de précaution prises dans la foulée pour la sécurité de la patiente ont aussi fait l'objet d'échanges avec sa mère, qui a notamment écarté une proposition de transfert de sa fille dans un autre service", se défend l'AP-HP auprès de l'AFP. L'institution explique ne pas avoir fait de signalement estimant que la plainte de la mère d'Aurélia était suffisante pour lancer une enquête.

"C'est encore à la victime d'être déplacée, déplorent de concert Mes Laura Abecassis et Alexandre Lobry, avocats de Christina. Il y a une omerta pour préserver la réputation de l'établissement." "Quand ça se passe dans une institution, on essaie toujours d'étouffer le scandale", abonde Me Carine Durrieu-Diebolt, qui intervient dans de nombreux dossiers de violences faites aux femmes ou aux enfants.

La difficile libération de la parole

Pour des soignants contactés par BFMTV.com, cette situation n'aurait en effet rien d'unique. Christina évoque sa "colère froide". "Ca veut dire que ces femmes-là, ces femmes âgées, handicapées, n'ont pas de consentement. C'est indécent, c'est minimiser la souffrance de centaines de femmes."

Il est en effet difficile de quantifier le nombre d'agressions sexuelles ou de viol dans ces services. "C'est finalement rare qu'on soit alerté car ce sont des victimes qui ne parlent pas, des victimes fragiles", reconnaît un professionnel.

"Malheureusement pour les événements de violences contre les aînés, on sait que le taux de report à la police est vraiment très limité, pour plusieurs raisons", note le criminologue Julien Chopin, auteur avec Eric Beauregard d'un livre sur les violences sexuelles sur les personnes âgées.

"Il y a une raison générationnelle, la génération actuelle des personnes âgées est une génération moins concernée par la libération de la parole, c'est une génération où on ne dénonce pas", détaille-t-il. Et d'ajouter un second point et non des moindres: "Il y a une raison liée à la population dans les maisons de retraite ou les services médicalisés, puisque ce sont des personnes qui ont la plupart du temps des troubles cognitifs importants ou qui ont des difficultés de communication qui ne facilite pas la dénonciation".

A cela s'ajoute encore un autre phénomène, le fait que les victimes voient leur état de santé se dégrader après avoir subi ce type d'agression. "Les blessures sont plus importantes que pour les autres victimes, sur la base du même type d'agression. Beaucoup d'agressions sexuelles ont conduit à la mort de la victime quand elle était âgée", poursuit Julien Chopin.

"Chaque jour, j'ai des photos, des vidéos, où l'état de santé de ma fille se dégrade", témoigne Christina.

Elle redoute que les premiers attouchements sur sa fille aient débuté dès le mois de février, six mois avant que l'agresseur soit pris sur le fait.

Contactée, l'Association Alma, Allo Maltraitance des Personnes Agées, dit avoir eu 4-5 signalements d'agressions sexuelles sur les 350 dossiers de maltraitance qu'elle a constitué l'an dernier. Avant il n'y en avait quasiment aucun. "Ce sont des faits qui restent rares, assure un membre de l'association. Quand ils surviennent, on déplace l'une des deux personnes, mais c'est à l'Etat de prendre en charge la situation, pas à la famille." Le ministère de la Santé, lui, n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Deux types d'agresseurs identifiés

Au-delà des agressions perpétrées par les patients, les femmes handicapées ou âgées sont parfois aussi les victimes des soignants eux-mêmes. "Il y a deux types d’agresseurs identifiés, il y a les autres résidents et il y a le personnel soignant qui travaille dans l'établissement", relève Julien Chopin, qui a travaillé sur les données du ministère de l'Intérieur. "Les agressions ont elles lieu en début de soirée ou la nuit, quand il y a moins de personnel ou lors du changement d'équipe. Cela permet aux individus de limiter le risque d'être attrapé."

Le criminologue a également étudié les motivations de ces agresseurs. S'en prennent-ils à des femmes âgées ou handicapées uniquement par "facilité"? "On retrouve les grandes catégories d'agresseurs sexuels: ceux qui veulent avoir une relation sexuelle et qui voient en une personne âgée l'opportunité d'avoir une victime, rien n'est prémédité. Il y a aussi ceux qui sont en colère notamment contre les femmes et les individus avec une compétence sociale limitée ou qui peuvent avoir du mal à approcher les gens de leur âge, donc ils vont essayer avec une personne vulnérable."

Des condamnations dans plusieurs affaires

En octobre 2022, un aide-soignant était condamné à 30 mois d'emprisonnement pour des agressions sexuelles sur des dames âgées à l'hôpital de Vendôme (Loir-et-Cher). En juin puis en novembre 2023, deux autres aide-soignants ont été condamnés pour des viols et des attouchements dans deux Ehpad, l'un dans le Doubs, l'autre dans la Nièvre. En 2018, un homme de 59 ans à l'époque des faits avait admis vouloir "tester ses compétences sexuelles".

En 2018, Me Durrieu Diebolt a défendu une victime de viol dans un Ehpad dans les Yvelines. Là l'agresseur était un aide-soignant qui s'était arrangé pour travailler de nuit. Une collègue, alertée par son comportement, l'avait surpris en train de violer une patiente. Face aux enquêteurs, il avait reconnu trois autres victimes, "qui n'ont jamais pu parler ou témoigner dans le cadre de la procédure", note l'avocate.

"Si sa collègue ne l'avait pas soupçonné, on n'aurait jamais su", poursuit-elle.

* Les prénoms ont été modifiés

https://twitter.com/justinecj Justine Chevalier Journaliste police-justice BFMTV