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Police-Justice

"4 mois de retard à enquiller": mal équipés, les greffiers peinent à télétravailler et croulent sous les dossiers

Le confinement a mis en exergue des failles dans l’organisation de la justice, notamment chez les greffiers qui dénoncent leur incapacité quasiment totale à télétravailler. Par conséquent, les décisions rendues par les juges sont bloquées et le travail des scribes de la justice s’amoncelle, leur faisant redouter le pire pour l’après 11 mai.

"Nous sommes les esclaves de l’ombre" de l'appareil judiciaire. De Bordeaux à Paris en passant par Rennes, les greffiers - scribes de la justice - appréhendent l’après 11 mai et le grand embouteillage à venir dans les tribunaux. Depuis le 16 mars, les palais de justice sont réduits à ne traiter que les urgences civiles et pénales. Conséquence: des milliers d’audiences non prioritaires ont été reportées, alourdissant le stock déjà conséquent d'affaires non jugées après deux mois de grève des avocats contre la réforme des retraites. 

La masse de travail qui se profile donne le tournis à ces fonctionnaires chargés d’enregistrer les dossiers et de notifier les décisions aux justiciables. D’autant qu’ils rencontrent, depuis le début du confinement, de nombreux obstacles pour télétravailler.

Télétravail "quasiment impossible"

"Seuls les greffiers au pénal ont un logiciel qui leur permet de faire les audiencements en télétravail, mais pour les autres c’est quasiment impossible. Au civil, nos logiciels ne sont pas adaptés, ça bloque les procédures et les dossiers en retard s'accumulent", déplore Sophie Grimault, greffière au tribunal de grande instance (TGI) de Limoges, interrogée par BFMTV.com.

Malgré la volonté de la Chancellerie d’assurer une continuité de l’activité, les procédures font du sur-place, notamment en matière civile où une décision du juge, pour être valide, doit être signée par le greffier avant d’être transmise à un huissier - branche elle aussi à l’arrêt - pour être notifiée au justiciable. 

"Les magistrats, eux, ont les moyens numériques adéquats et peuvent télétravailler. Ils continuent de rédiger leurs jugements, et les piles de dossiers s’accumulent pour nous", grince Isabelle Besnier-Houben, secrétaire générale du syndicat des greffiers de France, qui ne compte plus les jugements de droit de visite qui s’amoncellent. "On est bloqués!"

Manque de matériel informatique

Pourtant, les greffiers réclament depuis des années le droit de travailler de chez eux, de temps à autres. "A la Cour d’appel de Rennes, où j’exerce, ça nous a été refusé, souligne le greffier au pénal Jean-Jacques Pieron. Je comprends que ce ne soit pas possible pour la tenue des audiences, mais quand on doit simplement dactylographier ou notifier des jugements, qu’est-ce qui nous empêche de télétravailler?" interroge-t-il. 

"L’administration n’aime pas l’idée de laisser un peu d’autonomie à des fonctionnaires, rétorque amèrement Sophie Grimault qui réclame elle aussi depuis plusieurs années la possibilité de travailler de chez elle de temps en temps. Comme cette pratique a toujours été rejetée, au moment où elle est devenue obligatoire à cause de la crise, le système n’était pas prêt." 

Outre ce problème des logiciels, les greffiers ne disposent pas du matériel informatique suffisant.

"Le ministère ne nous a pas fourni assez d’ordinateurs portables pour que nous puissions tous accéder aux logiciels à distance", explique Isabelle Besnier-Houben.

Mais la Chancellerie - contactée par BFMTV.com - l’assure: 1000 PC portables vont être déployés au début du mois de mai. Une compensation bien maigre pour la déléguée syndicale qui commente: "Nous sommes 10.000 greffiers en France…"

Déficit de postes

L’inquiétude est sur toutes les lèvres à l’approche de la reprise prévue le 11 mai. "Entre le confinement et la grève des avocats, on va avoir quatre mois de retard à enquiller", tempête la greffière du TGI de Limoges. D’autant que les contours du retour dans les tribunaux restent flous, certains fonctionnaires étant contraints de rester chez eux pour garder leurs enfants, par exemple. "Une de mes collègues de la Cour d’appel de Paris habite à Lille. Comment va-t-elle faire pour venir travailler tous les jours?" ajoute Isabelle Besnier-Houben. 

"Une chose est sûre, à la sortie du confinement, on ne sera pas en plein effectif dans les tribunaux. On manquait déjà de greffiers, on est en déficit d’au moins 500 postes au niveau national, alors ça va être très compliqué de rattraper tout le contentieux en retard", présage Sophie Grimault.

La greffière entrevoit déjà les heures supplémentaires qu’il va falloir abattre pour évacuer tous les dossiers qui se sont accumulés ces derniers mois.

"Mais ça, c’est hors de question, clame-t-elle. Nous n’avons que 25 heures supplémentaires qui nous sont payées par mois, au-delà, on les récupère en temps de repos mais dans un délai de deux mois seulement. C’est sûr qu’il va falloir dépasser ce taux après le 11 mai, et on n’arrivera jamais à récupérer ces heures supp'. Elles seront perdues. La grogne monte", assure-t-elle. 

Chez les fonctionnaires, la pilule a du mal à passer, surtout depuis qu’ils ont reçu une note de la Garde des Sceaux - que BFMTV.com a pu consulter - leur annonçant que les demandes d’annulation ou de report des congés posés durant le confinement "devaient leur être refusées".

Pression

De son côté, le ministère de la Justice se dit conscient des difficultés rencontrées par les greffiers, surtout en matière civile où "ils pâtissent lourdement de la situation."

"En terme de recrutement, nous savons que nous avons du retard et nous allons y remédier", indique la Chancellerie sans plus de précision.

En attendant, Jean-Jacques Pieron, greffier au pénal à Rennes, s’organise tant bien que mal. S’il a pu travailler sur les dossiers urgents durant le confinement, les procédures jugées secondaires ont pris du retard.

"A partir du 11 mai, je vais me concentrer sur les dossiers que je n’ai pas pu traiter et qui revêtent un caractère prioritaire", précise l’officier de justice, faisant part de la pression qu’il ressent déjà: "Depuis lundi 27 avril, on nous dit qu’il faut revenir au tribunal pour avancer sur les dossiers en attente, histoire de préparer en amont la reprise du 11 mai. C’est totalement illégal, chaque juridiction fait son plan de continuation de la justice dans son coin", dénonce Jean-Jacques Pieron. 

Pour relancer "correctement" la machine, la secrétaire générale du syndicat des greffiers de France réclame "une quinzaine de jours sans aucune audience, hors urgences, pour voir comment ça se passe". Entre les décisions en attente d’enregistrement, les audiences renvoyées qu’il va falloir reconvoquer et l'afflux à prévoir de nouvelles demandes, les greffiers sont pessimistes. Si les besoins des justiciables sont primordiaux, "il y a derrière toute une machine à remettre en marche, et nous n’avons pas les mains pour cela". Collectivement, ils le redoutent:

"La reprise s’annonce très compliquée." 
Ambre Lepoivre