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Orelsan, Armanet, Luciani... Toujours les mêmes artistes aux Victoires de la musique?

Juliette Armanet, Orelsan et Clara Luciani aux Victoires 2018 et 2022

Juliette Armanet, Orelsan et Clara Luciani aux Victoires 2018 et 2022 - Thomas Samson - Bertrand Guay - AFP

Que s'est-il passé pour que les nommés des Victoires de 2023 soient, plus ou moins, les mêmes qu'en 2022? Retour sur le fonctionnement d'une grosse machine qui défend sa sélection.

À chaque édition des Victoires de la musique sa polémique, et le cru 2023 n'échappe pas à la tradition. Avec cette 38e cérémonie, ce vendredi soir à la Seine musicale de Boulogne-Billancourt, c'est la liste des nommés, dévoilée en janvier, qui suscite des froncements de sourcils.

Outre Stromae, de retour l'an passé après des années d'absence, les nommés des principales catégories sont pour la plupart de grands habitués des Victoires: Angèle, Clara Luciani, Juliette Armanet, Orelsan... il ne manque que Benjamin Biolay, absent de cette sélection 2023, pour donner à cette édition des allures de remake.

Cette absence de renouvellement a cristallisé la majorité des réactions, sur les réseaux sociaux comme dans les médias: "Un air de déjà-vu…", regrette Le Parisien, quand Télérama pointe du doigt "une drôle de liste", "à nouveau" marquée par l'"omniprésence" des mêmes artistes.

De quoi relancer les questionnements et les critiques sur le fonctionnement de cette grosse machine. "Il faudrait tout casser et tout reconstruire", soupire Marc*, responsable d'un petit label, qui s'est confié à BFMTV.com. "En tant qu’indépendant, je ressens l’énorme plafond de verre."

Cette redondance semble s'être accélérée ces dernières années, comme en témoignent certaines données. Sur les onze dernières éditions, le rappeur Orelsan a cumulé 17 nominations aux Victoires de la musique, soit seulement trois de moins qu'Etienne Daho en quarante ans de carrière. Julien Doré, nommé pour la première fois en 2009, est apparu 12 fois dans la sélection des Victoires depuis, contre seulement 11 nominations pour les Rita Mitsouko ou Eddy Mitchell. Comme si, avec les années 2010, les projecteurs s'étaient ressérés sur une poignée d'artistes.

Nouveaux rythmes de production

Dès l'annonce des nommés, comme pour prévenir l'incendie, les organisateurs des Victoires avaient mis en avant l'exploitation de plus en plus longue des albums. Difficile de leur donner tort, à l'heure où tous les disques à succès sont suivis d'au moins une réédition agrémentée de nouveaux morceaux:

"Un gros titre en radio peut parfois durer cinq à six mois", expose Stéphane Espinosa, actuel président des Victoires de la musique en fin de mandat, à BFMTV.com.

"Un artiste important qui a quatre singles forts sur un même CD peut se retrouver à le promouvoir sur deux ans." L'exemple de Clara Luciani l'illustre parfaitement: artiste féminine et album de l'année en 2022 grâce à un disque sorti en 2021, elle apparaît en 2023 dans la catégorie chanson originale pour un single extrait du même CD.

Stéphane Espinosa fait également valoir une suite logique: "Les artistes nommés dans la catégorie album vont souvent signer le gros succès scénique de l'année suivante, et être de nouveau nommés dans la catégorie concert." Ajoutez à cela les dernières séquelles de la pandémie de coronavirus, qui a chamboulé le planning des tournées, et vous obtiendrez des délais encore plus allongés...

Moins d'appelés, donc moins d'élus

Néanmoins, certaines cartactéristiques propres aux Victoires semblent difficilement compatibles avec la diversité musicale. Il n'y a ainsi plus que huit catégories soumises au vote de l'Académie.

À titre de comparaison, 19 trophées ont été remis au cours de la dernière édition des NRJ Music Awards et pas moins de 91 (seulement une vingtaine sont remis le soir de la cérémonie) lors des Grammy Awards 2023, l'équivalent américain.

Comment les Victoires sont-elles arrivées à un nombre de récompenses aussi restreint? Principalement en éliminant la répartition par genres musicaux. Présents jusqu'en 2019, les prix d'album rock, musiques urbaines, variétés, musiques du monde ou encore musiques électroniques, garants de la représentation d'un large éventail de styles au cours de la soirée, ont tous disparu au profit d'une unique catégorie album. Ainsi, 18 albums se sont partagé six trophées il y a quatre ans. Depuis 2020, ils sont cinq à concourir pour un seul.

L'équation impossible

Un parti pris que Stéphane Espinosa défend. À l'entendre, trouver la bonne formule tient du casse-tête:

"À l'époque de ces catégories par genre, d'autres questions se posaient. On entendait que les artistes électros retenus n'étaient pas vraiment électro, pareil pour les artistes rap."

"Elles ont également donné lieu à des incohérences", poursuit-il. "On s'est retrouvé avec des artistes qui remportaient une catégorie à laquelle ils n'appartenaient pas vraiment. Aujourd'hui, la musique est tellement mélangée; certains artistes n'ont pas envie de se retrouver 'ghettoïsés' dans une catégorie."

Au sein de la plupart des huit catégories, les Victoires retiennent trois nommés. Un chiffre lui aussi très bas mais historique, observé depuis la toute première édition en 1985.

De petites avancées

Bien conscient des remarques soulevées par la sélection 2023, Stéphane Espinosa insiste sur le désir des Victoires de promouvoir la diversité musicale, et sur les efforts déjà faits en ce sens:

"Nous avons travaillé sur le collège de votants (au nombre de 800 et dominé par des professionnels de l'industrie, NDLR) qui a été renouvelé à 50%. 200 votants viennent du public, dont 100 sont détenteurs du pass culture, réservé aux 15-18 ans, afin de rajeunir l'Académie."

Le dispositif de vote, qui se déroule sur deux tours, a également été repensé: au lieu de porter leur choix sur un seul artiste, tous les électeurs ont pu voter pour trois d'entre eux grâce à un système de points permettant de hiérarchiser leurs préférences. Une autre manière de "mettre en avant la diversité musicale."

Stéphane Espinosa salue la diversité des artistes retenus dans les catégories révélation féminine et masculine cette année: de la musique urbaine (Tiakola et Lujipeka), de l'électro (Jacques), de l'anglophone (November Ultra)...

Reste qu'avec si peu de prix et de nommés, il est difficile pour les artistes émergents de s'imposer face aux mastodontes que sont Orelsan, Clara Luciani, Juliette Armanet ou Bigflo & Oli dans les principales catégories. "Naturellement, il reste encore du travail, tout bouge très vite pour la musique", reconnaît Stéphane Espinosa. "Je pense qu’il y a plein de pistes qu’il faut réouvrir et auxquelles il faut réfléchir. Je ne suis fermé à aucune remarque."

L'audimat, nerf de la guerre?

Aux arguments concrets d'un nombre de places particulièrement limité lors de la soirée, Marc oppose celui des audiences en berne de l'émission, retransmise en direct sur France 2 (et battue l'an dernier par le téléfilm policier de France 3...):

"Ce n'est même pas une question; ils suivent leur audimat. Ils savent très bien ce que le téléspectateur de 50 ans veut regarder."

"Les audiences sont de moins en moins bonnes, alors ils prennent de moins en moins de risques, la sélection est de moins en moins représentative et, au final, la soirée est de moins en moins légitime."

Les accusations d'ingérence de France 2 sur le déroulé de la soirée ont déjà été formulées par le passé. La disparition de certains prix aurait-elle eu pour but de rendre l'émission moins éparpillée, et donc plus attrayante pour une certaine catégorie de téléspectateurs?

France Télévisions a refusé de répondre aux sollicitations de BFMTV.com. Stéphane Espinosa, qui assure travailler en "bonne intelligence avec France 2" reconnaît que "nous avons tous intérêt à ce que l'émission marche", et n'a pas souvenir de ce genre d'intrusion du service public: "J'étais dans la commission à l'époque où nous avons discuté de la diminution des catégories - France Télévisions n'était pas intervenue" assure-t-il.

"Vous et vos petits arrangements"

Marc agite le spectre d'autres soupçons persistants: "Le nombre de voix est réparti selon le nombre d'employés dans une maison de disques et ses parts de marché." Ce qui offrirait plus d'impact aux grandes maisons, lesquelles "donneraient des consignes de vote et s'échangeraient des voix entre elles." Une analyse déjà évoquée à demi-mot en janvier par Yuksek, figure de l'électro française:

"Bien sûr, des communications sont faites en interne quand l'un de nos artistes est nommé", nous souffle une personne qui a travaillé chez une major. "Mais c'est toujours fait de manière douce. De l'ordre de: 'comme vous le savez, tel artiste est nommé. Si vous le souhaitez, tout soutien sera bienvenu."

"Si on développe des carrières, c'est justement pour arriver à ce type de mise en avant. Le jour où ça se produit, ça me paraît normal de contribuer. C'est une manière de participer à la vie de la boîte, et ça reste démocratique: si on ne le fait pas, personne ne va nous lyncher en réunion le lundi matin."

"Aujourd'hui, au global, les producteurs et les tourneurs représentent 220 voix sur 800", déclare de son côté Stéphane Espinosa. "Je ne suis pas sûr que ce soit ça qui fasse la différence." Et de rappeler que les nommés 2023 n'ont pas volé leur présence dans la sélection: "Ils ont rempli des salles, ce sont de gros vendeurs... honnêtement, je trouve que ces nominations sont méritées."

Émergence de prix alternatifs

Face à ce que Marc qualifie de "bulle", des remises de prix alternatives commencent à s'organiser. À l'image des Flammes, réponse du milieu du rap qui s'estime sous-représenté aux Victoires - première édition le 11 mai - ou le prix Joséphine, décerné par un jury d'artistes pour mettre à l'honneur une pop plus confidentielle. Des initiatives dont il se réjouit, mais qui présentent par ailleurs le risque "de favoriser l'entre-soi": "C'est trop dommage."

Pour lui, les Victoires ne sont que le symptôme d'un problème plus vaste: celui de la place réservée à la musique dans le paysage audiovisuel français. "Les émissions musicales sont sucrées les unes après les autres. Quotidien et C à Vous sont presque les seules à montrer de la musique live, et elles le font de moins en moins. La place se réduit pour la découverte."

*Ce prénom a été modifié

https://twitter.com/b_pierret Benjamin Pierret Journaliste culture et people BFMTV