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Justine Triet Palme d'or à Cannes: comment les films français sont-ils financés?

Une salle de cinéma à Paris en juin 2020

Une salle de cinéma à Paris en juin 2020 - Thomas Coex AFP

Récompensée samedi soir au Festival de Cannes, la réalisatrice Justine Triet a lancé la polémique en critiquant l'action du gouvernement et la "marchandisation de la culture". En réponse, certaines dans la majorité ont dénoncé un cinéma "biberonné aux aides publiques".

La cinéaste Justine Triet, récompensée samedi soir de la Palme d'or à Cannes, pour son film Anatomie d'une chute, a vivement dénoncé la manière dont le gouvernement français avait "nié de façon choquante" la protestation contre la réforme des retraites.

Elle a étendu sa critique au système de financement du cinéma: "Ce schéma de pouvoir dominateur, de plus en plus décomplexé, éclate dans plusieurs domaines", a-t-elle ainsi déclaré, estimant que le pouvoir cherchait aussi à "casser l'exception culturelle sans laquelle (elle) ne serai(t) pas là aujourd'hui".

En conférence de presse, Justine Triet a persisté, critiquant une "tendance qui va vers la rentabilité" des aides publiques au cinéma, et pointant le danger que ces aides aillent aux "plus gros films" au détriment du cinéma de création indépendant et de l'immense diversité des productions françaises.

La ministre de la Culture Rima Abdul Malak a vivement réagi à cette critique, se disant sur Twitter "estomaquée": "Ce film n'aurait (pas) pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde" a-t-elle rétorqué en précisant sur BFMTV, le lendemain, qu'elle estimait "ingrat et injuste", le propos de Justine Triet.

"Un appel d’air"

Sur Twitter, le compte Destination Ciné a détaillé le financement du film de Justine Triet assurant que son budget de 6,2 millions d'euros était composé de "900.000 euros de France 2, 500.000 euros d'avances sur recettes du CNC, 270.000 euros de la région Rhône-Alpes et 1,2 million de Canal+", et de "1,2 million de crédit d'impôts, 150.000 euros de la région Aquitaine (et) 90.000 euros du département Charente-Maritime".

Un message vu près d'un million de fois sur Twitter, qui a provoqué des réactions virulentes d'élus de droite, accusant le film d'être "biberonné aux aides publiques": "Il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables", a notamment déclaré le député macroniste Guillaume Kasbarian.

Ces critiques interviennent dans la foulée de la publication d'un rapport de la Commission des finances du Sénat sur les aides publiques au cinéma français. Ce texte a dénoncé le 18 mai dernier "un art gâté" et préconise de réviser les mécanismes de soutien pour "contribuer à l'amélioration de la qualité des œuvres produites, de développer leur potentiel commercial et responsabiliser un peu plus les producteurs".

Piloté par Roger Karoutchi, sénateur LR des Hauts-de-Seine, ce rapport souhaite principalement créer "un véritable fonds public d'investissement" pour créer "un appel d'air pour les investisseurs privés" et "décharger progressivement l'État du financement de la prise de risque artistique par des outils budgétaires".

Des films financés par des taxes sur le secteur

Face aux critiques, Justine Triet a reçu le soutien du monde du cinéma. Robert Guédiguian a dénoncé un message "ignorant et mensonger". "Quoi que vous pensiez des propos de Justine Triet, cessez de parler de l'argent public et renseignez-vous sur le CNC et son financement", a écrit le journaliste Pierre Lescure.

"Le cinéma français est financé par le cinéma, c'est ça l'exception culturelle", a résumé Rémi Bezançon.

Pour comprendre comment se finance un film en France, il faut remonter au 25 octobre 1946, date de la création du Centre national du cinéma et de l'image. Principal soutien du cinéma français, le CNC est placé sous la tutelle du ministère de la Culture. Mais en tant qu'établissement public, il bénéficie d'une indépendance financière et son budget n'est donc pas financé par l'impôt, rappelle France Inter.

Ces aides se financent avec des taxes prélevées dans le secteur: en premier lieu une "taxe spéciale additionnelle" sur la place de cinéma (10,72% du prix du ticket). Créée en 1948, elle concerne tous les films diffusés en France, même étrangers.

Depuis 1984, les chaînes de télévision (TF1, Canal +, Arte, France TV) sont aussi taxées, proportionnellement à leur chiffre d'affaires. Grâce aux recettes publicitaires, ce sont elles qui rapportent le plus au CNC.

"Canal+ et Ciné+ investissent plus de 200 millions d'euros chaque année, soit plus que toutes les autres chaînes et plateformes réunies", s'est félicité récemment Maxime Saada, président du directoire du groupe Canal+, dans Le Film Français.

Les chaînes assurent plus précisément "plus de 30% des budgets, sous la forme de pré-achat ou de coproductions", précise encore Le Parisien. Leur objectif est d'investir afin de pouvoir diffuser ensuite le film, et de générer des profits sur cette diffusion.

Le secteur de la vidéo réinvestit également une partie de son chiffre d'affaires depuis 1993. Idem pour la VOD depuis 2003 et internet depuis 2007. Et depuis 2021, les plateformes (Netflix, Prime, etc.) sont contraintes de participer au financement de films et de séries françaises.

Aides automatiques ou sélectives

En 2022, l'ensemble de ces taxes ont permis de récolter 671,6 millions d'euros. Le montant des aides allouées au cinéma, qui peuvent être attribuées à tout film produit en France, s’élève en 2022 à 291 millions d'euros selon le bilan annuel du CNC. Ces aides sont soit automatiques (attribués au prorata des entrées en salles), soit sélectives (l'avance sur recettes, donnée par des commissions de représentants du CNC, avant d'être remboursée par la suite).

Il existe aussi d'autres moyens de financement, comme les Sofica. Créées en 1985, ces sociétés d’investissement sont "soit à l'initiative de professionnels du cinéma et de l’audiovisuel, soit à celle d'opérateurs du secteur bancaire (comme BNP Paribas) et financier" et "sont destinées à la collecte de fonds privés consacrés exclusivement au financement de la production cinématographique et audiovisuelle", selon le CNC.

Un film peut aussi compter sur les aides régionales. La région Auvergne-Rhône-Alpes a ainsi soutenu La Nuit du 12, L'Innocent ou encore Anatomie d'une chute, dont l'action se déroule non loin de Grenoble. Il y a enfin les aides à distribution, destinée à soutenir les films qui ne peuvent avoir accès à l'avance sur recettes, le marché international et les investisseurs étrangers.

Après avoir cofinancé 170 longs-métrages africains ou du monde arabe, la Red Sea Film Foundation, organisation culturelle à but non lucratif implantée en Arabie saoudite, a soutenu l'année dernière Jeanne du Barry, film de Maïwenn qui a fait l'ouverture du festival de Cannes mi-mai. L’apport financier des Saoudiens, vivement débattu au cours des dernières semaines, n'a pas été précisé.

Jérôme Lachasse et Magali Rangin