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Pourquoi les séances de "Jujutsu Kaisen 0" et "My Hero Academia" divisent les fans d’animes

"Jujustu Kaisen" au Grand Rex le 13 mars 2022.

"Jujustu Kaisen" au Grand Rex le 13 mars 2022. - Jérôme Lachasse

La sortie cette semaine de "Jujutsu Kaisen 0" réveille un débat qui secoue la communauté depuis des années, entre amateurs de tranquillité et fans venus pour "mettre l’ambiance".

"Mappa! Mappa! Mappa! Mappa!" 20h45, dimanche 13 mars. Le Grand Rex, à Paris, affiche complet. Dans la gigantesque salle du cinéma parisien, 2.400 fans d'animation japonaise sont réunis pour découvrir en avant-première le film Jujutsu Kaisen 0, adaptation très attendue du manga à succès de Gege Akutami.

Les murs et les fauteuils tremblent au rythme des cris du public, qui acclame Mappa, studio japonais réputé pour la qualité de son animation et aux commandes de "JJK0". Le film débute sous des tonnerres d'applaudissement, qui s'intensifient alors qu'apparaît à l'écran Gojo, un des héros charismatiques de cette histoire de dark fantasy. Pendant 1h45, ils vont s'en donner à cœur joie.

Ces jours-ci, il ne suffit plus de se rendre en librairie, sur les réseaux sociaux ou à la Japan Expo pour crier son amour pour l'animation japonaise. À en croire les décibels propulsés lors des avant-premières des récents films Demon Slayer: Le Train de l’infini, My Hero Academia: ​​World Heroes' Mission et Jujutsu Kaisen 0 (en salle ce mercredi), le cinéma est désormais le lieu par excellence pour prendre le pouls du fol engouement pour la culture japonaise en France.

"La mission, c’est de bien kiffer"

Le Grand Rex s’est imposé comme le centre névralgique de ce phénomène. "Ils jouent beaucoup avec cette ambiance explosive en essayant de chauffer la salle", confirme le twittos Shironeki. Pour Spider-Younes, un autre internaute devenu un habitué des lieux, ces séances ont été imaginées avant tout pour permettre aux fans "de partager et de vivre le film ensemble".

"C'est rare de se retrouver avec la communauté devant un film", ajoute UrbanLePharaon, créateur de contenus spécialisés dans le manga et l’animation. "La mission, c’est de bien kiffer le moment. On voit ensuite s’il faut crier ou pas."

On appelle "singe" ou "bandeur d'ambiance" ces fans qui "aiment partager le film et les émotions qu’il procure avec toute la salle", résume Spider-Younes. "Ça passe par des cris lors de scènes 'hypantes', de combats intenses, de retournements de situation inattendus, ou par des exclamations lors de scènes assez choquantes."

L’année dernière, "Eren Jäger" était le cri de ralliement de ces fans, en référence à une scène culte de L'Attaque des Titans. "On ne voit plus beaucoup de gens qui crient 'Eren Jaeger'", remarque Shironeki. "C'était devenu très gênant." "Certains le font encore, mais ils se font huer par la salle", s’amuse MlleSoso, co-animatrice de l’avant-première de Jujutsu Kaisen 0. Ce soir-là, quelques fans s’étaient néanmoins passé le mot pour crier "Squid Game" pendant la séance.

Un phénomène récent

De mémoire de spectateurs, ces scènes de liesse sont récentes. "Ça a commencé avec Dragon Ball Super: Broly [sorti en 2019, NDLR]. Il y avait eu ce phénomène pendant les avant-premières", note Olivier Fallaix, spécialiste de l'animation japonaise qui travaille pour la plateforme Crunchyroll. Selon le YouTubeur Otakulte, ce phénomène s’applique "souvent uniquement aux grandes villes": "À Grenoble par exemple, je n'ai jamais été confronté à ce genre d’ambiance, que cela concerne des animés ou non."

L’engouement qu’il y avait pour Star Wars et Le Seigneur des anneaux "a été reporté sur Jujutsu Kaisen et My Hero Academia", commente l’animateur Mehdi Aouichaoui, qui a notamment travaillé sur Dragon Ball Super: Broly. "L'animation japonaise mobilise une fanbase qui n’existe plus pour les autres licences actuelles, à part pour Marvel."

"Le fait d’avoir une série japonaise qui débarque sous forme de film dans un cinéma tel que le Grand Rex, ça reste un petit miracle, même en 2022", constate la créatrice de contenus Marie Palot, chargée également d'animer l’avant-première de Jujutsu Kaisen 0. "C’est une vraie reconnaissance pour cette communauté-là d’avoir un tel film projeté dans l'une des plus belles salles du monde. C’est aussi la promesse de découvrir les mêmes films que les Japonais."

Ces "concours de décibels" sont le plus souvent encouragés par les distributeurs de ces films ou les organisateurs de ces séances, friands de la publicité apportée par les vidéos réalisées sur place par des fans, qui sont ensuite relayées des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. En début de séance, des créateurs de contenus sont aussi mandatés pour chauffer la salle.

"Parfois, on a juste besoin de dire le nom d’un personnage et les gens crient", indique MlleSoso. "Les fans de mangas et d’animes réagissent très facilement. Surtout dans une salle de cinéma pour un film qu’ils attendent depuis des mois." "On est l’allumette jetée sur un brasier déjà en feu", résume Marie Palot. "On va les surexciter à mort avant le film pour que peut-être ils soient calmes pendant la projection. Ou alors ce sera pire."

Des souvenirs inoubliables

Tout le monde n’est pas sensible à ce déploiement d’énergie. "J’ai parfois l’impression que cela peut fausser toute une appréciation du film concerné", déplore Otakulte. "On va aux avant-premières juste pour voir le film en premier", abonde le twittos Lait.eau, pour qui "il n'y a aucune raison que l’ambiance soit différente d’une séance normale." D'autant que le plus important reste, selon Lilloutre, d’apprécier "le confort et la qualité de ces films au cinéma."

Ils sont une majorité à penser comme eux, à en croire un sondage organisé sur Twitter le 26 janvier dernier par l'internaute Lilloutre, et auquel ont participé 7.559 fans. 74,9% des votants ont ainsi déclaré préférer découvrir le film dans une salle silencieuse. Un score étonnant, reconnaît la twittos: "J'ai été plutôt surprise du résultat, je m'attendais à ce que ce soit plus serré, voire à ce que la préférence soit à l'ambiance forte."

Car pour beaucoup de fans d’animation japonaise, ces ambiances festives sont souvent plus inoubliables que les films en eux-mêmes. "Je ne me suis jamais levé pour crier dans une salle de cinéma avant. Merci à My Hero Academia d'exister, sérieux", avait ainsi résumé sur Twitter l’influenceur Koumo en janvier dernier après l’avant-première de My Hero Academia: World Heroes' Mission.

Pour le twittos Arurio, la projection de One Piece Stampede en octobre 2019 reste "​la meilleure expérience" de sa vie: "Voir autant de fans réunis pour la même passion, c'est une sensation qu'il faut vivre", assure-t-il. "Chaque apparition d'un personnage apprécié par la communauté One Piece faisait crier la salle. Chaque attaque, chaque révélation faisaient crier les gens."

"Des hyènes"

Autant de réactions qui font dire au YouTubeur Otakulte que ces séances dignes d’une "grosse ambiance de stade de foot" sont "à l’image de ce qu’est devenue la communauté anime, tout pour la hype [ndlr: l'enthousiasme] et la surréaction." Il dénonce des "réactions démesurées et parfois même inappropriées selon le contexte du film".

Lait.eau compare ces fans à des "hyènes": "On dirait qu’ils crient et se lèvent seulement pour suivre le mouvement et mettre de l’ambiance dans la salle et non pour la scène." Sans oublier ceux qui s’amusent à crier des spoilers en début de séance ou à prendre des vidéos avec le flash pendant le film. "Un petit message de prévention pour les flashs durant la séance ne ferait peut-être pas de mal!", implore Shironeki.

"On n'a pas ces consignes-là", précise Marie Palot. "En avant-première au Grand Rex, il y a toujours de la sécurité qui vient tout de suite sur les gens qui sortent leur téléphone. Mais ils ne peuvent pas être partout à la fois." C’est ce qui s’est passé fin janvier lors de l'avant-première de My Hero Academia: ​​World Heroes' Mission, dont Spider-Younes garde un souvenir amer: 

"Il y avait beaucoup d’agitation, des personnes qui parlaient pendant le film, d’autres qui filmaient avec le flash allumé, et d’autres qui hurlaient pour rien et couraient partout en montant et descendant les escaliers. Je suis totalement pour une ambiance conviviale où tout le monde partage ses émotions avec le reste de la salle, tant que ça reste limité aux scènes appropriées. Lors de scènes qui mettent l’accent sur l’avancement de la trame, je ne valide pas car c’est totalement inutile et juste dérangeant."

Au Grand Rex, ce dimanche 13 mars, pour Jujutsu Kaisen 0, la liesse était tout aussi intense, mais circonscrite à une partie de la salle. Les spectateurs installés sur les mezzanines n’ont pas assisté au spectacle de certains fans se levant et se mettant torse nu lors de l’apparition de Todo, un personnage très apprécié de cet univers.

Pas les mêmes communautés

Tous les films d’animation japonaise ne suscitent pas un tel engouement. Les dernières œuvres de Mamoru Hosoda (Belle, 109.164 spectateurs en janvier dernier) et de Makoto Shinkai (Les Enfants du temps, 228.006 en janvier 2020) génèrent moins d'excitation que My Hero Academia: World Heroes Mission (246.407 en janvier dernier) et Demon Slayer: Le Train de l'infini (727.889 en juin 2021).

"Ce ne sont pas les mêmes émotions", précise Arurio. "Belle ou Les Enfants du Temps n’ont pas de communauté avant la projection du film et le public n’est pas autant attaché aux personnages et à l’univers comme ils le sont à Jujutsu Kaisen 0", analyse de son côté Lait.eau.

Ces films dérivés de mangas populaires attirent aussi un public à la recherche de moments de bravoure différents de ceux que proposent le cinéma d’auteur d’animation japonais. "Les Enfants du Temps met l’accent sur la beauté du récit, des paysages, la beauté du style graphique, et de l’histoire alors que le film MHA met l’accent sur les scènes d’actions, les combats, les scènes 'badass'", précise Spider-Younes.

Les projections de One Piece, pourtant l'un des mangas les plus populaires du moment en France, échappent à ce genre de débordement, assure encore Arurio: "Il y avait un respect comme il n'y a pas pour certains films d'animation au cinéma. Pas de blague pendant le film. Pas de cri sans raison et on pouvait écouter le film assez tranquillement."

"Le dernier film One Piece remonte déjà à quelques années", remarque toutefois Olivier Fallaix. "C’est après que ça a commencé..." Rendez-vous cette année aux avant-premières du nouveau film dérivé Red pour savoir si les fans ont changé. 

"Je l'apprécierai à la maison en 4k"

Pour éviter les ambiances trop survoltées des avant-premières, certains fans sont prêts à attendre une sortie vidéo de films qu’ils ont toujours rêvé de voir sur grand écran. "Des gens âgés de 18 à 25 ans qui crient au cinéma devant un shonen… Je le verrai et je l'apprécierai à la maison en 4k", grinçait ainsi l’internaute Miraï en janvier dernier.

Ce problème reste très français. "Au Japon, ça ne se passe pas comme ça", souligne Thomas Romain, co-créateur de la série Code Lyoko, qui travaille dans l’industrie japonaise depuis une vingtaine d’années. "Les salles de cinéma sont aussi calmes que des bibliothèques. Personne ne dit rien. Il n’y a aucun applaudissement. C’est hyper respectueux. Mais je trouve ça cool que les gens soient à fond comme ça. Si c’était mon dessin animé, je serais très heureux que les gens réagissent comme ça."

Et la France est loin d’avoir atteint le niveau de décibels des fans d’animes américains. L'animateur Vincent Chansard, qui travaille notamment sur la série Boruto, se souvient d’une séance de Demon Slayer particulièrement animée dans un cinéma de Washington, où il habite: "Les Américains aiment faire du bruit. Dans la salle, il y avait vraiment cette communion. Des bières volaient. C'était très vivant. C’était un public dédié, acquis au film, tout à fait prêt à donner de leur corps et de leur voix pour faire sentir leurs émotions."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV