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Bandes dessinées

Pourquoi la BD franco-belge classique n'a pas dit son dernier mot

Des détails des couvertures des BD "Le Convoyeur" tome 2, "Tango" tome 7 et "Undertaker" tome 7

Des détails des couvertures des BD "Le Convoyeur" tome 2, "Tango" tome 7 et "Undertaker" tome 7 - Le Lombard - Dargaud

Parfois jugée ringarde ou dépassée par le manga et le roman graphique, la BD franco-belge classique continue à cartonner en librairie, malgré un certain dédain de la part de la presse et du festival d'Angoulême.

Avec ses histoires de pirates ou de cowboys, ses héros archétypaux taillés dans le roc et son esthétique hyperréaliste, la BD franco-belge peut apparaître de nos jours un peu obsolète. Alors qu'une nouvelle génération d'artistes s'impose en adoptant un graphisme à mi-chemin entre le manga et le comics, cette manière ancestrale de faire de la BD, souvent boudée par la presse et le festival d'Angoulême, résiste pourtant bel et bien.

"Quand je regarde les sorties, je vois que cette bande dessinée franco-belge classique n'est jamais mise en avant, mais qu'elle existe quand même toujours", commente le dessinateur Christian de Metter, qui vient de publier aux éditions Rue de Sèvres Miroir de nos peines, une adaptation de Pierre Lemaitre. "Il y a toujours un public qui défend ses projets."

"Si une BD sur deux vendue en France et en Belgique est un manga, ce chiffre est à nuancer", ajoute Gauthier Van Meerbeeck, éditeur au Lombard, la maison par excellence de la BD franco-belge. "Le manga, beaucoup moins cher que la BD, n'atteint pas encore son chiffre d'affaires. 55 % des livres vendus sont des mangas mais ceux-ci représentent seulement 45 % du chiffre d'affaires de la BD."

Les chiffres de ventes du genre témoignent de son excellente santé, au-delà même des blockbusters Astérix et Blake et Mortimer. Le Convoyeur, récit de SF signé Dimitri Armand et Tristan Roulot, dont le quatrième tome vient de paraître, s'est vendu à plus de 100.000 exemplaires. Tango, polar de Matz et Philippe Xavier, s'est de son côté écoulé à 213.500 exemplaires sur les six premiers tomes (le septième vient de paraître).

Les couvertures des BD "Le Convoyeur", "Tango", "Undertaker", "Bouncer", "Zaroff" et "Le Tueur"
Les couvertures des BD "Le Convoyeur", "Tango", "Undertaker", "Bouncer", "Zaroff" et "Le Tueur" © Le Lombard - Dargaud - Glénat -Casterman

Également scénariste du Tueur, adapté sur Netflix par David Fincher, Matz a vendu 37.300 exemplaires du Serpent et le Coyote, âpre polar dessiné par Philippe Xavier. Les fresques historiques cartonnent aussi, de Zaroff de Sylvain Runberg et François Miville-Deschênes (50.000 exemplaires) à 1629 de Xavier Dorison et Thimothée Montaigne (75.000 exemplaires).

La nostalgie fonctionne aussi à plein tube. Adieu Aaricia de Robin Recht, un one-shot de Thorgal, s'est ainsi vendu à 55.000 exemplaires. Le numéro spécial des 77 ans du journal Tintin, où plusieurs dizaines d'auteurs rendent hommage aux héros d'antan, s'est écoulé à 72.000 exemplaires (56.350 en librairie et plus de 15.000 en kiosque). Côté séries jeunesse, Les Enfants de la résistance dépasse la barre des 2 millions.

Les poids lourds du secteur profitent paradoxalement de la surabondance de l'offre, explique Gauthier Van Meerbeeck: "Une dizaine de BD sort par jour en moyenne. Ce sont des volumes tout à fait ingérables pour les libraires et surtout pour les lecteurs. Beaucoup de lecteurs un peu moins avertis se rabattent donc sur ce qu'ils connaissent - ce qui explique que le public se concentre sur les séries à succès."

Pour les amateurs du genre, ces albums - parmi lesquels figurent également le western Undertaker de Xavier Dorison et Ralph Meyer (plus de 600.000 exemplaires) - représentent un shoot de nostalgie. "Quand je vois arriver un nouvel album de Tango, je me dis que c'est une vraie BD comme avant et ça me fait plaisir", confie Matz. "Il y a un public pour les choses de bonne qualité, même si elles sont d'un dessin classique."

Le puissant réseau Canal BD, qui met souvent à l'honneur dans ses 150 librairies ce genre d'albums, en garantit en partie le succès. "Le prix Canal BD a un impact extrêmement fort", confirme Jean-Pierre Nakache, président du réseau et gérant de la librairie Bulles en tête à Paris. "Le western Hoka Hey de Neyef, qui a reçu le prix en janvier, vient de dépasser les 100.000 exemplaires vendus. Ce qui n'arrive pas avec un autre prix!"

Malgré ce succès, l'impression d'être la cinquième roue du carrosse du 9e Art persiste: "Il y a un mépris cordial pour la BD estimée commerciale", résume Matz, qui se définit "comme un franc-tireur". "On a l'impression d'être des vendus et des corrompus." Dimitri Armand, le dessinateur du Convoyeur, va plus loin encore: "On a l'impression d'être les idiots de la famille. Il y a un côté sous-culture. On n'intéresse pas."

Un extrait de la BD "Le Convoyeur" de Dimitri Armand et Tristan Roulot
Un extrait de la BD "Le Convoyeur" de Dimitri Armand et Tristan Roulot © Le Lombard

La presse généraliste aurait tendance, selon lui, à privilégier les auteurs indépendants tandis que les revues spécialisées consacreraient plus volontiers leur "une" à ces albums à l'ancienne: "Beaucoup de journalistes vont lire un livre juste à son format. Dès qu'il y a un livre grand format cartonné qui évoque la BD franco-belge classique, ils n'y vont pas. Ce snobisme me touche parce que je ne le comprends pas."

"On a décrédibilisé toute la formation académique et ça continue depuis, abonde Xavier Dorison. Tout ce phénomène de forme absolue au détriment du fond déteint aujourd'hui sur cette pauvre BD franco-belge. Dans les écoles d'art, c'est un style dont même les étudiants se détournent."

Le marché français demeure pourtant plus ouvert aux autres genres de BD que les marchés américains et japonais. "Quand tu es auteur de BD franco-belge, tu es écrasé par l'ouverture d'esprit de ton propre pays", ironise Dimitri Armand. "Les journalistes ne liront que des choses qui leur semblent en rupture ou dans l'air du temps. Ils se désintéressent du reste qui leur semble vu et revu", analyse Jean-Pierre Nakache.

"Je ne revendique pas d'éviter la BD populaire, ni la BD franco-belge, ni les séries, même si dans ce dernier cas il est difficile de continuer à en parler tome après tome", réagit Amandine Schmitt, qui chronique la BD à L'Obs. "Dans l'absolu, tout peut m'intéresser. Mais étant donné la surproduction - 5.000 BD par an - il est impossible de tout traiter."
Les couvertures des adaptations de Pierre Lemaître par Christian de Metter
Les couvertures des adaptations de Pierre Lemaître par Christian de Metter © Rue de Sèvres

La journaliste, qui confie être "plus réceptive aux récits intimes," a ainsi "plutôt tendance à privilégier les autrices" et les "petits éditeurs indépendants": "Je regarde de plus près les ouvrages qui semblent apporter quelque chose de nouveau à la discipline. Ces BD apparaissent de loin comme des grosses machines qui roulent seules, sans avoir besoin de notre concours, mais bien sûr il est possible que je me trompe."

Même son de cloche au Festival International de la BD d'Angoulême (FIBD). Aucun prix et aucune exposition pour ces auteurs et leurs œuvres dans les éditions récentes alors que leurs séances de dédicaces affichent le plus souvent complet. Un paradoxe avec lequel ils ont appris à vivre. "C'est chaque année la même chose. On s'y habitue un peu", réagit Gauthier Van Meerbeeck.

"Je n'en souffre pas plus que ça", confirme Bernard Vrancken, co-auteur du polar financier IR$, écoulé à plus 2 millions d'exemplaires en vingt ans. "J'ai pu faire une belle carrière sans passer par la case Angoulême." "La BD classique a disparu de ce festival. Mais je m'en fiche complètement", balaie de son côté Christian de Metter. "Je regarde ça de loin. Ça ne me touche pas du tout."

"Le Tueur n'a jamais été nommé à Angoulême en 18 albums alors qu'on a été nommé deux fois aux Etats-Unis aux Eisner Awards et qu'on a remporté un prix aux Harvey Awards!", s'amuse de son côté Matz. Idem pour Xavier Dorison, qui déplore seulement "l'absence de reconnaissance pour les dessinateurs hallucinants" avec qui il travaille: Ralph Meyer, Felix Delep, Joël Parnotte ou encore Mathieu Lauffray.

Des BD écrites par Xavier Dorison
Des BD écrites par Xavier Dorison © Glénat - Casterman - Dargaud

Membre du comité de sélection du FIBD il y a quinze ans, Jean-Pierre Nakache confirme que cette absence de nomination est bel et bien un "parti pris" de l'institution: "Le comité en a conscience. Il se veut avant-gardiste. Il fait attention à la BD franco-belge uniquement lorsqu'elle a basculé dans le patrimoine et que les auteurs sont morts et devenus des icônes."

Pour Guy Delcourt, patron des éditions du même nom, cette désaffection correspond malgré tout à l'évolution du marché: "Il y a eu (chez Delcourt) une grande période dans les années 1990 avec Aquablue, Légendes des contrées oubliées, Sillages. À l'époque, on voyait bien un engouement pour la BD d'aventures. Mais j'ai vu depuis cette tendance se tasser par un effet générationnel."

"Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas faire de succès dans ce genre, mais c'est devenu plus dur", constate l'éditeur, qui cite Les Cinq terres (70.000 exemplaires) et La Horde du Contrevent (100.000 exemplaires) comme de grands succès récents du genre. XIII et Largo Winch rivalisent désormais avec les biographies (L'Arabe du futur), les reportages (Les Ignorants) et les livres pédagogiques (Le Monde sans fin).

"Aujourd'hui, tout un savoir-faire narratif se perd", alerte Xavier Dorison. "On n'est plus capable de raconter des histoires qui nous sortent de l'instant présent." "Les éditeurs font rarement dans la demi-mesure", renchérit Christian de Metter. "Ils ont un peu tendance à mettre de côté un pan de la BD pour se consacrer à des nouveaux. J'ai bien conscience que la BD telle qu'elle était pratiquée avant est en train de disparaître."

"Comme une Rolls Royce"

Les usages de lecture ont aussi changé. Les séries feuilletonesques lancées dans les années 1980 ont fini par lasser, au profit d'histoires complètes aux héros récurrents, comme dans les années 1960. Les albums se sont aussi allongés, passant de 46 pages à 200 pages. "Le public souhaite plus d'émotion", explique Gauthier Van Meerbeeck. "Ça passe par plus de dialogues, plus de personnages et donc plus de pages."

Des BD du dessinateur belge Bernard Vrancken
Des BD du dessinateur belge Bernard Vrancken © Le Lombard - Daniel Maghen

Certains auteurs se laissent séduire par ce format. Après trois décennies consacrées à IR$, Bernard Vrancken achève l'ultime tome de sa série tout en publiant Les Enfants du ciel, un récit de guerre de 280 pages. Un nouveau format pour une nouvelle carrière, confie ce dessinateur de 58 ans: "J'ai l'impression d'avoir enfin la place pour m'exprimer comme j'ai toujours voulu le faire. Je me sens enfin à l'aise."

De nombreux auteurs réalistes continuent d'être attachés au format classique en 46 pages qui reste le mieux adapté pour eux - surtout pour des raisons financières (les prix n'augmentent pas avec le nombre de planches). "La BD franco-belge, si on devait la comparer à une voiture, ce serait une Rolls Royce", s'amuse Xavier Dorison. "Ça doit être parfait, mais ça coûte très cher et c'est très long à faire."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV