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Bandes dessinées

"On oublie qu'il y a des sujets dont les femmes parlent mieux": le plaisir féminin se raconte en BD

Détail de la couverture de la BD "Mes quatorze ans" de Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec et Lisa Chetteau

Détail de la couverture de la BD "Mes quatorze ans" de Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec et Lisa Chetteau - Gallimard

Les récits portant sur l'intimité des femmes, et plus précisément sur le plaisir féminin, se multiplient cette année. Un témoignage de la féminisation du milieu de la BD et de son lectorat.

Pendant des décennies, la BD a eu peur des femmes. Les personnages féminins étaient caricaturaux, réduits comme peau de chagrin. Et les autrices se comptaient sur les doigts d'une main. En 2023, la situation a bien changé. Cette féminisation du monde de la BD qui se manifeste notamment par des sujets rarement abordés par le passé, comme le plaisir féminin.

Pas moins d'une douzaine de livres aborde cette année frontalement ou en filigrane cette thématique. "Il n'y a rien d'opportuniste", précise l'éditrice Elise Harou, qui publiera en janvier aux éditions du Lombard Vierges! La folle histoire de la virginité, un ouvrage d'Élise Thiébaut et Elléa Bird qui déconstruit avec sérieux et moult exemples historiques le concept de virginité.

"On est à l'écoute de ce qui se passe dans la société", poursuit-elle. "On reçoit aussi beaucoup de projets. Beaucoup d'autrices ont envie d'aborder des choses plus intimes en BD. Le plaisir est rarement la première chose à laquelle on fait attention quand on parle de la sexualité des femmes. C'est un sujet important. Ça nous tient à cœur de développer des bandes dessinées dans cette veine-là."

"Beaucoup de lectrices nous ont confié que ça leur faisait du bien", se réjouit la scénariste Lili Sohn, qui a publié avant l'été Sultana (Steinkis), l'histoire d'une trentenaire en quête d'amour. "Elles se sont retrouvées dans ces personnages. Partager l'intime qui nous ressemble est important: dans Sultana, il y a plein de choses qu'on pense toutes et qu'on n'ose pas dire. Des choses qui soulagent beaucoup en fait."

Contrôle

Si la revue Ah Na Na, pendant féministe de Métal Hurlant, a exploré cette thématique dès les années 1970, il a fallu attendre les années 1990 et une autrice comme la québécoise Julie Doucet, Grand Prix du Festival de la BD d'Angoulême en 2022. Depuis, le sujet s'est généralisé tout en touchant un large public avec notamment Florence Dupré La Tour et ses albums autobiographiques Pucelle et Jumelle (Dargaud).

Plusieurs BD récentes qui abordent frontalement ou en filigrane la thématique du plaisir féminin
Plusieurs BD récentes qui abordent frontalement ou en filigrane la thématique du plaisir féminin © Glénat - Gallimard - Dargaud - Métal Hurlant - Panini

La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse a longtemps freiné l'exploration de ce sujet tout en le laissant aux mains des hommes et en le cantonnant aux ouvrages érotiques. Le classique du genre reste Le Déclic (1984-2001), série en quatre tomes de Milo Manara où les pulsions sexuelles de l'héroïne sont contrôlées par un boîtier électronique manié par des hommes.

"On a du mal à ce que les femmes aient le contrôle de leur corps", réagit la journaliste Lucie Mikaelian, scénariste de Mes quatorze ans (Gallimard), BD inspirée de son podcast où elle raconte sa découverte à l'adolescence de la sexualité et du plaisir. "C'est une manière de ne pas vouloir qu'elles soient en contrôle. Peut-être que ça fait aussi peur aux hommes d'être dépossédés de ce contrôle."

"Il est temps que le rapport de force s'équilibre", insiste Marie Pavlenko, scénariste de Moi, je veux être une sorcière (Bayard), un album qui déconstruit les mythes autour de la ménopause. "Les femmes sont meilleures pour parler de leur vulve! Les hommes ont tant assis depuis des siècles leur autorité et leur notoriété dans le monde des arts et de la culture qu'on oublie qu'il y a des sujets dont les femmes parlent un petit peu mieux."

Briser le tabou

Ce phénomène, présent aussi dans les séries et les films, est "global", sourit Lauriane Chapeau, scénariste de Storyville (Glénat), qui raconte la quête du plaisir féminin dans un bordel de La Nouvelle-Orléans: "Je le vois dans la façon dont les femmes s'habillent. Il y a 20 ans, les nanas en mini-shorts étaient des crevettes et plus maintenant. La façon dont les femmes se représentent et regardent leur corps a changé."

"Il y a un mouvement de fond qui va au-delà de la BD", confirme Alix Garin, qui publiera en septembre 2024 Impénétrable (Le Lombard), un album où elle révèle souffrir de vaginisme, un trouble de la pénétration caractérisé par une contraction involontaire des muscles du périné. "Il y a un momentum pour parler de ces sujets. C'est aussi ça qui m'a donné le courage de le faire maintenant - peut-être qu'après ça sera trop tard."

Visuel (non définitif) de la BD d'Alix Garin d'"Impénétrable"
Visuel (non définitif) de la BD d'Alix Garin d'"Impénétrable" © Le Lombard

"Le fait d’avoir complètement assumé dans ma BD l'autobiographie est une manière d’inciter les gens à briser ce tabou", poursuit la dessinatrice belge. "J'ai commencé à le faire lire autour de moi. Ça suscite déjà énormément de réactions et de confessions - y compris de gens que je ne connais pas plus que ça. Je trouve ça très fort. Ça me fait dire que ça vaut le coup. Ça fait du bien que les choses aillent dans le bon sens."

Nouvelles héroïnes

Profitant de cet élan, de nouvelles héroïnes font leur arrivée. "On a envie d'héroïnes qui nous ressemblent, qui ne vivent rien d'extraordinaire", précise Lili Sohn. "Ça ne m'intéresse pas de sursexualiser les personnages féminins", renchérit Coline Hegron, dont la BD Sans panique (Delcourt), met en scène des personnages apathiques. "Même quand j'étais adolescente, je m'obstinais à les faire complètement plates."

"Ça enrichit beaucoup les bandes dessinées", complète la jeune dessinatrice. "Ça offre plein de nouveaux modes de représentation des femmes." Parce que Mes quatorze ans met en scène des adolescentes, Lucie Mikaelian a fait également attention, avec sa coscénariste Jeanne Boezec et la dessinatrice Lisa Chatteau, à ne pas sursexualiser les personnages.

"Il ne fallait pas que le dessin se transforme en objet de désir", explique Lucie Mikaelian. "À cette époque, le corps est en pleine mutation. Donc il ne fallait pas exagérer les traits."

La crudité des mots ne doit pas forcément se traduire en image, précise Loïc Verdier, dessinateur de Storyville, qui propose une vision décomplexée du sexe. "Je n'ai pas voulu faire quelque chose de pornographique. Il y a de l'érotisme de par le thème, mais je suis très sobre. J'ai tenu à ce qu'il y ait des couleurs assez précises (jaune, orange) pour qu'on montre un peu les corps s'enflammer de plaisir."

Sexe à tous les âges

En questionnant de cette manière la représentation du plaisir, ces autrices proposent une mise en scène inédite du sexe. "On montre toujours les relations sexuelles de la même manière, avec le même menu: préliminaire, pénétration, éjaculation. Rien d'autre n'est montré", déplore Lili Sohn. "Avec Sultana, on voulait donc montrer (avec ma dessinatrice Élodie Lascar) que d'autres types de plaisirs sont possibles."

Un extrait de la BD "Sultana" de Lili Sohn et Elodie Lascar
Un extrait de la BD "Sultana" de Lili Sohn et Elodie Lascar © Steinkis

De 7 à 77 ans, toutes les tranches d'âge sont concernées. Avec Mes quatorze ans, Lucie Mikaelian veut "montrer que le désir n'est pas réservé aux jeunes garçons": "Je veux briser le tabou des filles qui sont toujours ramenées au romantisme, qui n'auraient pas de désirs, qui ne seraient pas maîtresses de leurs désirs. Elles se posent aussi des questions crues", insiste-t-elle.

Moi, je veux être une sorcière déconstruit quant à lui l'idée selon laquelle le plaisir disparaît chez les femmes après cinquante ans. "On invisibilise les femmes en prétendant qu'elles n'ont plus de désir, que ce ne sont plus des femmes désirantes passé cet âge", précise Marie Pavlenko qui montre dans sa BD une femme âgée de 80 ans revendiquant "malgré son grand âge, une sexualité".

"C'est marrant parce que les premiers retours qu'on a des gens portent sur ce personnage", complète sa dessinatrice Joséphine Onteniente. "Le fait qu'elle revendique d'avoir un amant choque, puis tout le monde s’y fait. Ça fait vraiment partie de ce travail de dédramatisation de la ménopause." Un des enjeux de l'album est aussi d'évoquer l'un des symptômes de la ménopause: les sécheresses vaginales.

Plaisir intellectuel

Plaisir et désir sont explorés sous toutes ses formes. Avec le thriller Une nuit avec toi (Glénat), Maran Hrachya en explore les zones grises: "Je me suis souvent retrouvée dans des situations où des hommes surinterprétaient mon comportement à cause d'un sourire. Je me suis sentie coupable et j'ai été obligée de changer ma personnalité pour éviter que mes gestes soient pris pour de la séduction. Ça m'a inspiré cette BD."

Imaginée par Sandrine Martin, Émotives (Casterman) aborde le plaisir d'un point de vue purement intellectuel. "Dans mon livre, le plaisir apparaît sous la forme du temps libre que l'on s'offre dans la vie: quand est-ce qu'on se pose, qu'on réfléchit à soi. Pour les femmes, les autres passent souvent avant - et avant notre propre plaisir." Un sujet aussi abordé en 2022 par Aude Picault dans sa BD Amalia (Dargaud).

Couverture de l'album "Moi, je veux être une sorcière" de Marie Pavlenko et Joséphine Onteniente
Couverture de l'album "Moi, je veux être une sorcière" de Marie Pavlenko et Joséphine Onteniente © Bayard

Émotives vient rappeler l'importance du cerveau dans le plaisir: "On imagine toujours quelque chose de très physique pour la sexualité. Or le cerveau est le premier organe du plaisir, parce que c'est aussi tout ce qu'on imagine qui va participer à une expérience", détaille Sandrine Martin. "Mon livre parle de comment on a envie de se sentir. Et comment cela peut complètement changer notre rapport à notre existence."

Résilience

Qui dit plaisir, dit aussi absence de plaisir. Une question abordée dans Sans panique de Coline Hegron, mais aussi dans Monica (Delcourt) de l'auteur américain Daniel Clowes. Son héroïne, qui a grandi avec une mère à la sexualité dévorante, confie à plusieurs reprises son absence de désir dans ce récit qui s'étale sur plusieurs décennies. "J'étais presque heureuse. Pas de sexe", confie-t-elle à l'aube de ses 80 ans.

Si l'absence de plaisir est aussi au centre d'Impénétrable, la nouvelle BD d'Alix Garin parle avant tout de résilience: "Ce que cet album raconte vraiment, c'est qu'on peut toujours trouver en soi des clés pour avancer (et avancer ne veut pas toujours dire aller mieux). J'avais envie de représenter le grand jeu de dominos qu'est la vie et comment les événements sont interconnectés."

Avec Impénétrable, Alix Garin souhaite aussi intéresser un public masculin à cette thématique du plaisir et surtout ouvrir un débat public sur le vaginisme, comme il y a eu il y a quelques années sur l'endométriose. De quoi inciter le milieu de l'édition à continuer de valoriser ce type d'ouvrages qui font plus que jamais de la BD un art vivant qui témoignent des évolutions de la société.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV