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"Gastoon" ou le premier retour contrarié de Gaston Lagaffe en BD

"Gastoon"

"Gastoon" - Marsu Productions

Dix ans avant la relance controversée du célèbre gaffeur par les éditions Dupuis, Marsu-Productions a tenté de publier les aventures du neveu de Gaston. Un échec commercial.

Un Gaston peut en cacher un autre. Dix ans avant que les éditions Dupuis et le dessinateur québécois Delaf ne relancent Gaston Lagaffe, le célèbre personnage d'André Franquin avait déjà tenté un comeback sous la forme de Gastoon il y a une dizaine d'années. Ce garçonnet d'une dizaine d'années, présenté comme le neveu de Gaston, a été le héros de deux tomes publiés entre 2011 et 2012.

Raconter l'histoire de Gastoon s'avère cependant complexe. Et un dossier particulièrement sensible. La saisie de la justice belge par Isabelle Franquin, fille et ayant droit du dessinateur, pour faire interdire "toute promotion et prépublication" des nouvelles aventures de Gaston Lagaffe, incite chaque témoin de cette histoire au silence.

Contacté par BFMTV, Yann Le Pennetier, le scénariste de Gastoon, mais aussi des aventures du Marsupilami dans les années 90, a refusé de répondre à nos questions. Il dit avoir reçu les consignes de ne pas en parler. Même son de cloche auprès de Simon Léturgie, le dessinateur, qui semble conserver un souvenir cuisant de l'aventure.

"Je ne souhaite pas m’exprimer sur ce sujet, je crois que cette non-affaire est un beau sac de nœuds qui ne nécessite pas de commentaires annexes", nous a-t-il indiqué par mail.

La riche idée de Jean-François Moyersoen

Pour démêler ce "sac de nœud", il faut remonter à 1983. Peyo, devenu richissime grâce au succès des Schtroumpfs, est le premier contribuable belge. Le fisc commence à s'intéresser à ses affaires, mais aussi à celles de ses amis dessinateurs des éditions Dupuis, dont Franquin, Morris (Lucky Luke) et Roba (Boule et Bill). Traumatisés par cet épisode, les auteurs belges s'organisent.

André Franquin en 1989
André Franquin en 1989 © Jean-Pierre Muller

André Franquin crée alors, en 1986, sa propre société, Franquin SA, pour gérer ses affaires. Celle-ci est rapidement rachetée par une autre société, baptisée Marsu-Production, chapeautée par Jean-François Moyersoen, un ancien gemmologue monégasque reconverti dans les affaires. Ensemble, ils relancent le Marsupilami, dont Franquin détenait les droits depuis sa création en 1952. La Queue du Marsupilami, dessiné par Batem, cartonne en octobre 1987 et se vend à 600.000 exemplaires. Les albums, toujours écrits par Franquin, avec la complicité de Greg, puis de Yann, s'enchaînent avec succès, au rythme d'un tome par an.

Redoutable homme d’affaires, Jean-François Moyersoen a la riche idée d'inonder le marché en produits dérivés du Marsupilami. Il cède aussi les droits d'adaptation à Disney, qui livre en 1993 une série animée décriée, qui ne mentionne pas le nom de Franquin et prend de grandes libertés avec le matériau d'origine. Le résultat déplaît à Franquin et l'affaire se termine devant les tribunaux, avec une victoire de Marsu-Productions face à la multinationale, qui perd le contrôle de l'animal.

Lorsqu'il rachète les droits de Gaston à Franquin en 1993, Jean-François Moyersoen entend offrir un destin similaire au gaffeur. Mais après la mort de Franquin en 1997, le filon se tarit. Pour relancer la licence endormie, tout en respectant les ultimes volontés de Franquin - qui s'opposait notoirement à une reprise de Gaston - , Jean-François Moyersoen imagine le projet Gastoon.

"Gastoon a la même vocation que la version animée de Gaston: élargir l'âge du public. Un phénomène de transvasement de ces nouveaux lecteurs vers les albums d'origine se fera, même s'il n'a pas été pensé au départ", déclarera-t-il dans Le Monde en septembre 2011.

"Du Lagaffe sans Lagaffe"

Le projet remonte à loin et doit son origine à Franquin. C'est lui qui a créé cet improbable neveu de Gaston en 1973, le temps de quelques gags publicitaires pour les piles Philips. Dans les interviews accordées au moment de la sortie de Gastoon, Jean-François Moyersoen assure avoir parlé du vivant de Franquin d'un projet de BD relatant les aventures du neveu de Gaston. "Le projet ne sort pas de nulle part et prend forme selon le souhait de Franquin", assure-t-il le 27 avril 2011 dans Libération.

Gaston et son neveu dans un gag imaginé en 1973 par Franquin
Gaston et son neveu dans un gag imaginé en 1973 par Franquin © Dupuis

Cinq mois plus tard, c'est au tour du scénariste Yann de confirmer les dires de Jean-François Moyersoen dans Le Monde: "[Franquin] était favorable à ce que ses personnages continuent de vivre après sa mort. Lui-même avait repris Spirou qu'il n'avait pas créé. Franquin était un génie, doublé d'un grand enfant, et une seule chose comptait pour lui: amuser les gens." Dans une interview accordée à la même époque à la revue en ligne Bodoï, Yann avait étayé son propos, allant jusqu'à assumer la paternité du projet Gastoon:

"L’idée date des années 70, alors que je travaillais sur Le Marsupilami avec Franquin. A l’époque, il était en panne d’inspiration sur Gaston Lagaffe, et demandait régulièrement des gags aux scénaristes de sa connaissance. Comme j’aimais le petit personnage du neveu de Gaston, inventé pour la publicité, je lui avais proposé de l’utiliser. C’était une manière de faire du Lagaffe sans Lagaffe, avec un héros plus moderne. Mais Franquin éludait, je pense qu’il avait envie de le développer lui-même. Après sa mort, j’ai évoqué plusieurs fois cette possibilité auprès de Marsu-Productions. Il a fallu ensuite trouver un dessinateur soutenant la comparaison avec Franquin et prêt à affronter son œuvre, ce qui a pris du temps."

Anecdote confirmée par l’autre scénariste de Gastoon, Jean Léturgie, qui avait alors déclaré sur le site Génération BD: "Chaque fois ou presque que je voyais Yann, il évoquait ce personnage [...] et regrettait que rien ne soit fait avec. [Quelques années auparavant], nous avions fait faire des essais à Simon pour voir ce que ça pouvait donner. En 2010 quand Jean-François Moyersoen a contacté Yann avec l’idée de faire Gastoon, l’équipe s’est reformée naturellement."

"Gastoon n’est pas Gaston"

Situé entre Titeuf et Le Petit Nicolas, Gastoon permet d'explorer son univers sans le dénaturer. "Ne nous y trompons pas: Gastoon n’est pas Gaston même si physiquement il peut lui ressembler", avait souligné Jean Léturgie sur Génération BD, avant d'ajouter:

"Franquin avait défini [Gastoon] dans ses trois gags comme un gamin dynamique, pétillant, inventif, moqueur, s’intéressant aux technologies modernes. Sensiblement différent de son tonton. Nous en tenons compte pour les gags que nous écrivons et nous lui avons ajouté une sensibilité écologique typique de notre époque."
Couverture du premier tome de "Gastoon"
Couverture du premier tome de "Gastoon" © Marsu-Productions

Exit également la rédaction du journal Spirou: les aventures de Gastoon se déroulent dans un univers limité, entre la rue, le parc et l'école. Longtarin y est remplacé par Le Mat, le surveillant de l'école. Et pas question de raconter autre chose que des gags en une page: "une longue aventure de Gastoon ne nous semblerait pas permettre d’exploiter son univers."

"Isabelle Franquin était d'accord, au début"

Simon Léturgie s'est d'ailleurs efforcé d'être "aussi honnête que possible, sans effectuer un travail de copiste ou de singe savant", et "de restituer l’esprit du journal Spirou dans les années 60", avait-il confié à Bodoï. Dans une autre interview pour Génération BD, le dessinateur avait dévoilé sa méthode de travail:

"Le dessin de Franquin est changeant, évoluant en permanence. Il n'y a pas deux albums identiques. J'ai davantage essayé de retrouver un esprit Franquin plutôt que de singer son dessin, ce qui aurait figé le trait. Par 'esprit Franquin', j'entends une grande tendresse envers les personnages qu'il animait et essayer d'être au plus juste dans les expressions, les anatomies, synthétiser le réel, avoir un univers mécaniquement juste."
Une planche du premier tome de "Gastoon"
Une planche du premier tome de "Gastoon" © Marsu-Productions

Cette refonte totale de l'univers de Gaston Lagaffe se déroule sous le contrôle d'Isabelle Franquin: "Je lui en avais parlé", se souvient Jean-François Moyerseon. "Elle était d'accord, au début. J'ai toujours tout fait avec son accord." "Il avait été très précautionneux avec Isabelle Franquin. Ça n'a pas été facile avec elle, mais il avait réussi à la convaincre", abonde Philippe Nihoul, ex-attaché de presse de Marsu-Productions.

Une création sous pression

La réalisation de Gastoon se déroule dans l'urgence. L'idée est lancée courant 2010, avec une date de sortie prévue pour mi-2011. En décembre, alors que l’album est loin d’être terminé, et que l'échéance se profile, l'équipe n'a toujours pas de coloriste. Sur un tel projet, les planches doivent être terminées quatre mois à l’avance.

Plusieurs personnes sont alors contactées, dont Fred Jannin, grand ami de Franquin, et Jérôme Maffre, futur coloriste des Vieux Fourneaux. Gom est finalement choisi. Mais les délais sont intenables. Simon Léturgie, aussi sous pression, est soumis aux desiderata de Marsu-Productions, "seuls maîtres à bord", selon une source proche du dossier.

Prévue initialement en juin 2011, juste avant les vacances d'été, la sortie est décalée à fin août, pour la rentrée. Fin avril, alors que le projet est terminé, le secret entourant Gastoon est éventé. Des sites de vente en ligne annoncent la sortie prochaine du tome et une couverture pas terminée fuite sur Internet, suscitant l’ire des fans.

"Aucun courrier offusqué"

Gastoon - Gaffe au neveu! sort le 25 août 2011. L'accueil de la presse est plutôt mitigé. "Sur 48 pages, l'album accumule des gags gentillets, qui provoquent rarement l'amusement", peut-on lire alors dans Télérama. "Ces aventures d'un petit garçon moderne [...] semblent d'un autre temps." Interrogé par Bodoï peu de temps après la sortie, Yann reconnaît que ce premier tome s’apparente à "un galop d’essai" et qu’il "se cherche un peu".

La couverture du tome 2 de "Gastoon"
La couverture du tome 2 de "Gastoon" © Marsu-Productions

Simon Léturgie, de son côté, espère que les détracteurs changeront d'avis et qu'ils se laisseront tenter par Gastoon. "En entendant parler du projet, beaucoup de gens ont eu des a priori. Je les comprends, et j’attends désormais les réactions a posteriori", confie-t-il à Bodoï.

Du côté des fans de Franquin, la sortie de Gastoon provoque peu de remous. Comme le rapportait Le Monde fin septembre 2011, "aucun courrier offusqué" de fans n'a perturbé la prépublication de Gastoon dans le quotidien belge Le Soir.

"Le public belge est insatiable de classiques, qui réveillent chez lui la nostalgie de l'âge d'or de la BD franco-belge, et il réagit plutôt bien à ces produits marketing ", avait analysé à l'époque dans Le Monde Daniel Couvreur, le spécialiste BD du Soir.

L'album, pour autant, ne rencontre pas le public. Malgré un tirage de 110.000 exemplaires, Gastoon s'écoule à seulement 47.000 tomes. Le tirage du tome 2, estimé à 75.000 exemplaires, sonne comme un aveu d'échec.

Un troisième tome fantôme

Le rachat en 2013 de Marsu-Productions par les éditions Dupuis achève Gastoon. Le troisième tome, que Simon Léturgie a dessiné intégralement, est la première victime collatérale de cet accord. L'album ne sortira pas. Des ventes décevantes ainsi que le rapprochement avec Dupuis provoquent l'interruption brutale du projet.

"Il y a eu un accord entre Dupuis et Isabelle Franquin pour que le troisième ne sorte pas", révèle Jean-François Moyersoen. "Je n'ai aucun détail sur l'accord. J'avais déjà vendu Marsu-Productions. J'ai appris au moment de la cession qu'Isabelle Franquin n'aimait pas cette reprise. Elle ne me l'avait pas signalé avant."
Une planche du tome 3 de "Gastoon" mise en vente sur le site de la galerie Galerie Zic & Bul
Une planche du tome 3 de "Gastoon" mise en vente sur le site de la galerie Galerie Zic & Bul © Simon Léturgie - Galerie Zic & Bul

Les 46 planches originales du tome 3 de Gastoon circulent depuis dans des galeries spécialisées. Une planche de ce tome fantôme est actuellement en vente sur le site de la Galerie Zic & Bul pour 1000 euros.

Au cours de l'année 2014, l'ensemble des œuvres de Marsu-Productions sont ajoutées au catalogue Dupuis - soit quelque 150 titres parmi lesquels figure la série des Natacha de Walthéry. Seul Gastoon n'est pas réédité sous la bannière Dupuis. Sans doute pour ménager Isabelle Franquin, alors que l'idée de reprise de Gaston Lagaffe se concrétise chez Dupuis.

Jean-François Moyerseon n'a aujourd'hui aucun regret sur Gastoon. Pour lui, ce projet reste avant tout une "expérience éditoriale, comme on en fait plein": "Ce n'était pas quelque chose de majeur pour Marsu-Productions. C'était simplement une gentille petite aventure que je n'ai pas pu faire aboutir."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV