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Bandes dessinées

Festival d'Angoulême 2022: ces BD à lire absolument en attendant la prochaine édition

Détail de la BD "Amalia" d'Aude Picault

Détail de la BD "Amalia" d'Aude Picault - Dargaud

En attendant le festival d'Angoulême en mars, voici une sélection de BD à lire absolument. Des ouvrages qui abordent souvent avec tendresse et sans manichéisme des grands enjeux de notre époque.

Mois où se tient traditionnellement le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême, janvier est souvent une période très propice au 9e Art. Les éditeurs profitent du rayonnement médiatique de la grand-messe de la BD pour mettre en avant certains de leurs titres phares.

Le report du festival d'Angoulême en mars bouleverse cette seconde rentrée littéraire et certains ouvrages majeurs de l'année risquent de sortir dans l'anonymat. Une situation regrettable, tant ce début d'année regorge de pépites abordant des sujets essentiels pour mieux comprendre notre société.

Entre le spectre de l'antisémitisme, les ravages des fake news, l'épuisement généralisé de la société, la crise des EHPAD et les désastres écologiques à venir, les meilleures BD du mois entrent toutes en écho avec les grands enjeux du monde moderne, qu'elles abordent sans manichéisme et souvent avec une tendresse insoupçonnée.

•"Le Poids des héros"

La BD "Le Poids des héros" de David Sala
La BD "Le Poids des héros" de David Sala © Casterman

C’est l’un des albums les plus poignants de ce début d’année. Le Poids des héros est pour son auteur David Sala le livre d’une vie, celui où il raconte l’histoire de sa famille marquée par l'héroïsme de deux grands-pères républicains espagnols et résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. "Ce sujet, je l’ai toujours en moi", confie le dessinateur. "Mais je n'ai trouvé que récemment le bon point de vue pour la raconter."

David Sala ressuscite leurs souvenirs pour mettre en images et en mots les traumatismes d’une génération qui a préféré ne pas parler de ce qu'elle a vécu pendant la guerre. Un silence incompréhensible, qui a laissé la génération de l'auteur avec des questions sans réponse. Le Poids des héros permet de répondre à certaines, et de faire son deuil de celles qui resteront sans réponse.

"Je suis dépositaire de cette mémoire à présent. J’ai une mission. Quand on fait un travail artistique, on se doit d’aller dans les zones d’ombre. J'ai essayé de retranscrire la force de l’horreur, la force de la peur que ça peut générer. Je devais me confronter à ce sujet, même si je n’étais pas certain d’avoir les épaules pour soutenir ce projet."

David Sala dissèque, parfois avec amertume, les mécanismes de la mémoire pour que plus jamais ces pages sombres de l’Histoire ne soient oubliées. Un album qui sort au bon moment, pour alerter "sur le retour d’idées que l’on pensait révolues: xénophobie, antisémitisme, négationnisme." "Il y a une urgence à se rappeler ce qu'était cette période-là", insiste celui qui avait déjà tiré la sonnette d'alarme dans son précédent ouvrage, une adaptation du Joueur d’échec de Stefan Zweig.

Le Poids des héros, David Sala, Casterman, 176 pages, 24 euros.

•"Immonde!"

La BD "Immonde!" d'Elizabeth Holleville
La BD "Immonde!" d'Elizabeth Holleville © Glénat

Repérée avec son premier album, le conte initiatique et fantastique L’Été fantôme, Elizabeth Holleville récidive avec Immonde!. La dessinatrice poursuit son exploration des traumatismes adolescents dans un récit d’horreur écologique où des lycéens enquêtent sur les méfaits d’une usine nucléaire protégeant des créatures diaboliques. Une histoire née de son admiration pour le mouvement des jeunes pour le climat né en 2018.

"J’étais complètement fascinée par Greta Thunberg et admirative de son combat. Ces jeunes sont hyper concernés par le réchauffement climatique et en même temps ils sont exclus du droit de vote. J’avais envie de faire une histoire qui puisse s’adresser à eux pour leur parler de cette angoisse."

À cette idée s’est ajoutée l’envie de réaliser une BD dans la lignée de ses idoles les Américains Daniel Clowes (Ghost World), Charles Burns (Black Hole) et le Japonais Umezz (L’École emportée). Comme eux, elle pratique l’art du "slowburn", avec une histoire qui monte en puissance au fil des pages. Fidèle à la promesse de son titre, Elizabeth Hollevillle cherche à mettre à l’aise. Défi réussi bien qu'Immonde! soit davantage surprenant qu’effrayant, concède-t-elle: "Je voudrais faire des trucs très flippants, mais ça ne l’est pas. C'est devenu une histoire très intime et sociale."

Elizabeth Hollevillle créé néanmoins une atmosphère mémorable à l'aide de monstres impressionnants inspirés par les peintures de la Polonaise Aleksandra Waliszewska, et d'une gamme de couleurs proches des films d'horreur des années 1980 (Re-Animator, Scanners). "Je voulais que la couleur soit dégueulasse, qu'il y ait une ambiance un peu malsaine, et que même les scènes situées de jour soient un peu étranges." Elle travaille déjà sur sa nouvelle BD, une histoire fantastique entre Rosemary’s Baby et Hérédité. Le pitch: une jeune femme qui refuse d’avoir des enfants va se retrouver possédée par une secte de femmes...

Immonde!, Elizabeth Holleville, Glénat, 240 pages, 22,50 euros.

• "Mutafukaz 2"

Couverture de la BD "MFK 2"
Couverture de la BD "MFK 2" © Rue de Sèvres - Label 619

C'est l'un des événements de ce début d’année. Le retour de Mutafukaz, fusion explosive de l’esthétique des comics, des mangas et de la BD franco-belge. Run y retrouve ses personnages fétiches, Angelino et Vinz, sept ans après un premier arc culte, un film dérivé (disponible sur Netflix) et trois spin-offs (Puta Madre, Loba Loca et Mutafukaz 1886).

"Les personnages continuaient à vivre dans ma tête", confie-t-il. "À un moment donné, une histoire a commencé à se dessiner et j’ai senti qu'ils étaient prêts à vivre de nouvelles aventures."

Run se pose en "spectateur du chaos" dans un récit satirique où il jette un regard amusé sur les dérives de la société contemporaine. Il y dénonce en particulier la banalisation des théories du complot et des fake news dans un monde guidé par la post-vérité, concept selon lequel nous serions entrés dans une période où l’opinion personnelle l’emporte sur la réalité des faits. Une partie de l’histoire est racontée à travers des écrans de télévision et de smartphones, pour mieux refléter cette nouvelle réalité et notre rapport changeant à la vérité:

"J’ai du mal à comprendre comment en 2022, avec tous les moyens dont on dispose, on soit confronté à une polarisation aussi extrême de la société. On a touché le fond alors qu’on a tout à disposition. C’est l’échec de l’intelligence."

L’idée de Mutafukaz 2 - qui s'apprécie très bien sans connaître les précédents tomes - reste cependant de s'amuser en respectant l’esprit un peu libertaire de la série. Dès les premières pages, Run livre une scène d’action d’une grande virtuosité, avant de bifurquer vers un récit où il dévoile une facette plus tendre de sa personnalité. "C’est un road trip. J'avais envie que les gens voyagent avec les personnages. Après un arc 1 claustrophobe, l’arc 2 prend le contre-pied. Il y a de grands espaces. Ils quittent leur univers hostile et sortent des murs en béton pour enfin souffler."

Mutafukaz 2, Run, Rue de Sèvres, 144 pages, 16,90 euros.

•"La Dame blanche"

La BD "La Dame Blanche"
La BD "La Dame Blanche" © Le Lombard

Auteur des remarqués Appelez-moi Nathan (2018) et Touchées (2019), Quentin Zuttion publie ces jours-ci La Dame Blanche, un étonnant récit aux frontières du thriller. Dans une maison de retraite, une aide soignante bascule progressivement dans une forme de folie. Un récit inspiré par plusieurs expériences personnelles. "J’ai bossé un été quand j’étais étudiant dans la maison de retraite où travaille ma grande sœur en tant qu’infirmière", raconte le dessinateur.

Quentin Zuttion a voulu rendre hommage à l’humour "si particulier, un peu cynique, un peu noir, très présent dans ce métier" - "un mécanisme de défense quand on est confrontés à ces deuils à répétition", précise-t-il. Le dessinateur a aussi voulu échapper au manichéisme inhérent aux récits sur les EHPAD. Il a ainsi privilégié des ambiances monochromes bleues, pour contraster avec les couleurs surchargées des maisons de retraite. Et son héroïne est à l’opposée de l’image classique de l’aide-soignant, "soit bourré de bienveillance, soit je m’en foutiste". "Je trouvais que ces histoires manquaient d’humain." Son héroïne "vrille un peu", mais il espère qu’on est "cueilli" par son parcours, "et qu'on ne la juge pas trop" malgré ses actions.

L’album bouleverse surtout par sa représentation des personnes âgées. Quentin Zuttion dessine leurs tâches brunes, rarement montrées en BD. Il privilégie un trait assez gras pour les mettre en valeur. "Ça m’a permis d’avoir davantage de liberté dans la représentation de ces corps que l’on imagine toujours figés. Il y a un tabou sur le corps vieux qu’on ne veut pas voir et qu'on ne veut pas toucher." Zuttion sera de retour dans les librairies en août avec Toutes les princesses meurent après minuit, un huis clos racontant les désillusions amoureuses de trois membres d’une même famille.

La Dame blanche, Quentin Zution, Le Lombard, 208 pages, 22,50 euros.

• "Amalia"

La "Amalia" d'Aude Picault
La "Amalia" d'Aude Picault © Dargaud

Après avoir raconté dans Idéal Standard (2017) les déceptions d’une trentenaire qui cherche le grand Amour, Aude Picault revient avec Amalia, évocation mordante de l'épuisement généralisé de la société. "Je me demandais pourquoi j’étais épuisée, pourquoi les gens autour de moi étaient épuisés", confie la dessinatrice, qui livre une double radioscopie des fractures de la France contemporaine et d'une cellule familiale au bord de la crise de nerf.

Incapable de travailler pendant le premier confinement, Aude Picault s'est appuyée sur cette expérience pour nourrir ce récit qui dénonce à travers son héroïne Amalia, "un personnage tout en rondeur, qui veut aimer et bien faire les choses", "un système d’exploitation, d’auto exploitation et de surexploitation". "Elle accepte tout et elle va apprendre à poser des limites, à dire non pour arriver à tenir le coup", ajoute encore l'autrice, dont le travail sera exposé au prochain festival d'Angoulême. "L’histoire s’oriente vers un apaisement familial pour mieux affronter le monde extérieur."

Fidèle à la promesse de sa couverture, qui met en scène l'apaisement de son personnage, Aude Picault livre un album joyeux, coloré, lumineux. "Le but de ce récit, c’est aussi une reprise de souffle." Signe que le sujet ne l'a pas épuisée, elle multiplie à chaque page les inventions graphiques. "Comme je fais peu de livres, je soigne chaque page. J’ai envie qu’elles soient toutes riches. Sur cet album, j’avais envie que chaque page ait un début et une fin, pour qu’on puisse le lire facilement."

Amalia, Aude Picault, Dargaud, 148 pages, 19,99 euros.

• "L'Âge d'eau"

La Bd "L'Âge d'eau" de Benjamin Flao
La Bd "L'Âge d'eau" de Benjamin Flao © Futuropolis

Benjamin Flao publie L’Âge d’eau, un récit dystopique et post-apocalyptique à rebours des codes du genre, où il met en scène une famille refusant d’obéir aux injonctions gouvernementales dans un Pays de la Loire englouti par la montée des eaux. Un récit en colère, qui fait écho à la pandémie, et à sa gestion "cauchemardesque" par la classe politique. "C’était ma façon d’expulser ma colère sans être explicite", raconte le dessinateur, qui a improvisé cette histoire après "une série d'événements personnels".

"La vie m’a mis en présence de choses qui m’ont poussé à écrire ce livre. Il a été un peu cathartique. Je n’étais pas sûr de vouloir faire une BD, mais j’avais besoin de coucher sur papier des choses. J’ai commencé à dessiner des images un peu abstraites, des paysages immergés. Je me suis rendu compte que ça me faisait du bien."

Puis ce dessinateur qui a grandi au bord de l’Erdre, un affluent de la Loire, a eu l’idée de cette famille dont les membres ressemblent à ses proches disparus. "On ne s’était pas tout dit", glisse-t-il. Traditionnellement associée à l'idée de la renaissance, l’eau qui lui a redonné l'inspiration se manifeste ici sous une forme boueuse. Un reflet du mal-être qui l'a poussé à prendre ses pinceaux. "L'eau que je dessine est un peu poisseuse, car c'était l’état dans lequel j’étais en faisant ce bouquin. Mais je compte bien le faire aller vers quelque chose de beaucoup plus lumineux." Une suite est prévue pour 2023.

L'Âge d'eau, Benjamin Flao, Futuropolis, 160 pages, 22 euros.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV