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Touchées et Les Crocodiles: deux BD donnent la parole aux victimes de violences sexuelles

Détail de la couverture Les Crocodiles sont toujours là

Détail de la couverture Les Crocodiles sont toujours là - Casterman 2019

Touchées de Quentin Zuttion et Les Crocodiles sont toujours là de Juliette Boutant et Thomas Mathieu, sortis récemment en librairie, dénoncent les violences sexuelles.

La BD, comme toute forme d’expression artistique, permet d'évoquer par la métaphore des événements traumatiques. Alors que les ouvrages dénonçant le sexisme ordinaire se multiplient, de Il fallait que je vous dise d’Aude Mermilliod (Casterman) à Sea, Sexisme and Sun de Marine Spaak (Editons First), deux nouveaux albums - Touchées de Quentin Zuttion (Payot Graphic) et Les Crocodiles sont encore là de Juliette Boutant et Thomas Mathieu (Casterman) - ont choisi d’aborder par ce biais la question des violences sexuelles. 

Cinq ans après un premier tome très remarqué, intitulé Les Crocodiles, Thomas Mathieu, le créateur du tumblr Projet Crocodiles, s’est associé à la dessinatrice Juliette Boutant. Ensemble, ils relatent les témoignages de femmes victimes d’abus réalisés par des hommes grimés en reptile.

"La lecture des témoignages nous donne une image effrayante des hommes. Il fallait donc un prédateur qui fasse froid dans le dos, loin du loup séducteur et du lion royal. Un reptile à sang froid et visqueux était l'image parfaite pour rendre le ressenti des témoignages", précisent sur leur blog Boutant et Mathieu.

Ils ont repris leurs crayons après l’affaire Weinstein et s’emparent de l’actualité immédiate. Dans ce nouvel album, ils montrent notamment des supporteurs agressant des supportrices sur les Champs-Élysées après la victoire des Bleus en juillet 2018. Dans ces récits en noir et blanc, une couleur subsiste: le vert des crocodiles. "Nous avons également décidé de n'utiliser que la couleur verte pour focaliser l'attention des lecteurs.ices sur les agissements des crocodiles."

Les crocodiles sont toujours là
Les crocodiles sont toujours là © Casterman 2019

Ce procédé symbolise la "méfiance immédiate" des femmes à l’égard des hommes. "Dans la rue, il n'est pas possible de prédire le comportement d'un homme qui avance vers vous", précisent les auteurs qui demandent "aux lecteurs.ices de s'identifier aux femmes victimes qui témoignent à la première personne et d’être empathiques": "Comprendre le problème est une première étape pour ensuite changer des comportements.

"La libération de la parole suffit-elle?"

L’auteur Quentin Zuttion est animé par une démarche similaire. Dans Touchées, il suit la reconstruction de trois victimes lors de séances d’escrime thérapeutique. "Je ne voulais pas montrer ce que les trois héroïnes avaient subi, que ce soit enfant ou jeune adulte", précise le dessinateur. "Je voulais vraiment parler de l’après et d’un parcours de soin qui existe vraiment et qui est mené par l’association Stop aux Violences Sexuelles. J’ai rencontré Violaine Guérin, présidente de l’association, qui a mis en place ces ateliers." 

Quentin Zuttion a pu suivre un cours d’escrime afin de pouvoir "traduire au mieux les sensations éprouvées dans les ateliers." Il s’est intéressé au sujet il y a deux ans, au moment de #MeToo et #BalanceTonPorc.

"Je connaissais une personne à qui je savais qu’il était arrivé quelque chose et qui ne parlait pas. Quand on m’a parlé de l’escrime thérapeutique, je me suis demandé ce qui se serait passé si on lui avait mis un sabre entre les mains. La libération de la parole suffit-elle? Ou est-ce qu’il faut aussi passer par le corps, par le sport?"
Touchées de Quentin Zuttion.
Touchées de Quentin Zuttion. © Payot Graphic 2019

L’escrime permet aussi au dessinateur d’évoquer d’une manière métaphorique, presque onirique, à travers les coups portés, la violence du traumatisme:

"Je voulais parler du corps. Souvent, les parcours de soin suite à d’agressions sexuelles évoquent thérapies psychiatriques et suivis psychologiques et ont tendance à oublier le corps alors que c’est directement lié au traumatisme. Comme chaque héroïne a une mémoire traumatique qu’elle explore différemment, je voulais une double narration entre atelier d’escrime et scènes de la vie quotidienne. Je voulais ramener l’histoire à l’intime, au domestique."

Retrouver la légèreté

Les scènes d’escrime cristallisent aussi la colère des trois héroïnes. "La victime doit aussi se décharger d’un crime qu’elle veut commettre”, souligne Quentin Zuttion. Lors des combats d’escrime, elles ne voient pas le visage de leurs adversaires. Une étape importante de la thérapie, qui leur permet de se projeter et d’apprendre à canaliser leur colère.

À travers ces ateliers, leur objectif est de retrouver la légèreté. La musique occupe une place importante dans ce parcours de vie, et notamment Britney Spears et son tube Baby One More Time: "C’est très générationnel, bien sûr, mais pour moi c’est une évidence, surtout cette chanson, qui a un texte ambigu. C’est un personnage qui s’est pas mal détruit, à la suite à des traumatismes très différents."

Dans Touchées, comme dans Les Crocodiles, l’ambition des auteurs est aussi de dénoncer ce que la société attend des victimes des violences sexuelles: "L’une des héroïnes, Lucie, subit une injonction à devenir une femme forte, une battante et c’est ça qui la ramène à son statut de victime", dénonce Quentin Zuttion, qui a tenu à éviter tout didactisme: "Le pouvoir de la fiction est de ne pas être trop dans le documentaire et la pédagogie, d’exposer comment on se débrouille avec des traumatismes et comment on les soigne."

Touchées, Quentin Zuttion, Payot Graphic, 210 pages, 21,80 euros.

Les Crocodiles sont encore là de Juliette Boutant et Thomas Mathieu, Casterman, 184 pages, 19,50 euros.

Jérôme Lachasse