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Une autrice raconte en BD son IVG: "On ne se rend pas compte que ce sera toujours quelque chose à défendre"

Il fallait que je vous dise, une BD sur l'IVG

Il fallait que je vous dise, une BD sur l'IVG - Casterman 2019

L’autrice Aude Mermilliod raconte dans une BD son avortement et dénonce la manière dont la société culpabilise les femmes qui ont recours à l’IVG.

Raconter son IVG pour réparer son deuil et apporter du réconfort à celles qui le vivent dans une grande solitude: tel est le projet de la BD Il fallait que je vous dise d’Aude Mermilliod, disponible depuis plusieurs semaines. L’autrice y raconte sans tabou son avortement tout en abordant avec l’aide du médecin et romancier Martin Winckler les débuts de la légalisation de l’IVG en France

"Les témoignages sont précieux", explique-t-elle. "J’ai vécu une expérience assez solitaire, car il y avait très peu de récits d’avortement. C’est encore culpabilisant d’avorter. Il y a un silence ambiant sur certains aspects de la maternité: on ne parle pas des fausses couches, des dépressions post-partum et de l’avortement. Il y a une espèce d’obligation à la joie dans la maternité qui est une vaste bêtise à mon avis."

Dans cet ouvrage de 200 pages, Aude Mermilliod dénonce en particulier les contraintes d’une société qui refuse d’évoquer le deuil d’une femme qui a subi un IVG et oblige les femmes à rapidement "passer à autre chose": "J’ai eu l’impression que mes émotions étaient trop grandes pour les gens quand je le vivais, que ça n’allait pas. C’est totalement acquis que si tu vis un deuil ou une rupture amoureuse tu as le droit d’être triste. Sur l’avortement, ce n’est pas aussi simple. On devrait pouvoir dire que c’était dur, que c’est un deuil sans que cela apporte du grain à moudre aux anti-IVG."

"Une espèce de bulle de malaise"

Ce n’est pas parce qu’elle a choisi d’avorter qu’elle ne l’a pas vécu comme un deuil ou n’a pas ressenti depuis un manque en découvrant des proches enceintes: "C’est enfoncer une porte ouverte pour les gens qui en ont vécu un, mais pas pour les autres…" L’autrice complète: "Il faut être un peu triste, parce que si tu ne l’es pas un peu, tu es considérée comme trop tranquille avec ça. Mais il ne faut pas l’être trop non plus, parce que pour certains 'on l’a choisi et ce n’est pas un vrai deuil'. Il y a un espace très petit où il est légitime d’en parler."

L'IVG en BD
L'IVG en BD © Casterman 2019

Dessinatrice, elle a donc préféré le dessin aux mots pour raconter son expérience: "comme c’est un témoignage personnel, le dessin m’est indispensable. Et j’ai beaucoup d’émotions qui passent plus par le silence et les attitudes que par une description." Représenter la douleur est cependant complexe. Elle a dû reprendre à plusieurs reprises la scène de son avortement: "La première fois, elle était représentée d’une manière beaucoup trop clinique: c’était dessiné du point de vue du médecin." Elle voulait aussi plonger lecteurs et lectrices dans un état de confusion proche du sien lors de l’opération:

"Si je devais le mettre en mots, ce dont je me souviens c’est d’être vraiment dans une espèce de bulle de malaise. Ce n’était pas une douleur lancinante, mais une douleur où tous les sens ne vont pas bien et n’arrivent pas à comprendre ce qui se passe. Le cerveau n’a pas assez de temps pour analyser tout ce qui arrive, c’est une confusion globale. C’est que du physique. À ce moment-là, il n’y a plus d’espace pour de la tristesse. C’est juste ton corps qui réagit à ce qui se passe."

"C’est une épreuve, mais pas nécessairement un traumatisme"

De l’opération, Aude Mermilliod se souvient particulièrement de "l’anesthésie qui assèche complètement la gorge et donne une nausée", du "ronronnement de la machine qui aspire". Ce qu’elle raconte n’a pas une valeur universelle: "Je ne suis pas prescriptrice de ce qu’est une IVG", précise la dessinatrice. "J’ai raconté la mienne. Il y a plein de femmes qui la vivent d’une manière beaucoup plus tranquille."

Avec Il fallait que je vous le dise, elle veut apporter du réconfort: "C’est une épreuve, mais pas nécessairement un traumatisme. Il faut montrer aux femmes qui ne l’ont pas vécu que l’on s’en remet." L’ouvrage est aussi destiné aux hommes.

Simone Veil
Simone Veil © Casterman 2019

Dans la partie consacrée à Martin Winckler, qui revient sur une époque où l’IVG était encore illégale en France, le dessin apporte une dimension pédagogique au récit: "on voit vraiment les instruments, comme ça se passe." Cette partie plus historique "donne aux patientes des pistes sur ce qu’on a le droit de demander comme soins et aux médecins des pistes de réflexion à avoir pour améliorer les soins apportés aux patientes."

"Il ne faut absolument pas baisser la garde"

Quarante quatre ans après la légalisation de l’IVG en France, la loi progresse: le délit d’entrave a été définitivement adopté par le Parlement en 2017. Et pourtant, ce droit fondamental est de plus en plus remis en question. Aux Etats-Unis, le Missouri comme l’Alabama et la Géorgie ont adopté des lois restrictives sur l'avortement. Plus proche de nous, en Europe, l’IVG est encore pénalisé en Andorre. "Les gens pensent que l’IVG est acquise et que l’on n’aura plus besoin de la défendre. On ne se rend pas compte que ce sera toujours quelque chose à défendre. Il ne faut absolument pas baisser la garde", prévient Aude Mermilliod.

Les médecins de la génération de Martin Winckler commencent à partir en retraite: "Les personnes qui étaient là au moment de la loi Veil et qui ont vu des IVG clandestines sont partis et la relève n’est pas forcément-là", déplore l’autrice. Beaucoup de médecins utilisent la clause de conscience: "L’avortement est le seul acte médical où il y a deux clauses de conscience: la clause de conscience générale pour tout acte médical est re-soulignée pour l’avortement. Ça stigmatise l’acte."

Cette clause spécifique, que l’association Osez le féminisme veut supprimer, est dangereuse, souligne Aude Mermilliod: "Il y a eu des hôpitaux en France où il n’y avait plus de médecins qui voulaient pratiquer l'avortement. Les patientes devaient faire 100 bornes pour trouver quelqu’un qui le voulait. En Italie, 90% des médecins utilisent leur clause de conscience. Une femme est morte en Italie: elle était en détresse fœtale et personne n’a voulu l'avorter, parce que le cœur du bébé battait toujours."

Jérôme Lachasse