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Bandes dessinées

Du "Chat du rabbin" à son combat contre l'antisémitisme, la carrière de Joann Sfar célébrée à Paris

Détail de l'affiche de l'exposition de Joann Sfar au Mahj à Paris

Détail de l'affiche de l'exposition de Joann Sfar au Mahj à Paris - Joann Sfar - Mahj

Une exposition au Musée d'art et d'histoire du Judaïsme dans la capitale retrace la carrière du dessinateur protéiforme et évoque en filigrane son rapport au dessin, aux mythes et au judaïsme.

Comment résumer en une seule exposition 30 ans de carrière et une bibliographie foisonnante de 300 ouvrages? C'est le défi de l'exposition Joann Sfar. La vie dessinée, qui débute ce jeudi au Musée d'art et d'histoire du Judaïsme (Mahj) à Paris. Organisée jusqu'au 12 mai 2024, elle offre un voyage à travers une œuvre protéiforme qui explore aussi bien la solitude de l'enfance que l'importance des mythes dans notre société.

"L'exposition montre deux aspects de mon travail", résume Joann Sfar. "Le premier, c'est que j'ai toujours embrassé avec joie le fait que la bande dessinée est une industrie. J'ai besoin de m'adresser à tout le monde, que ce soit compris, que ça fasse rire. Le second, ce sont mes carnets, qui sont un petit peu le chaudron ou le laboratoire qui me permet de faire avancer mon dessin."

Jusqu'à présent, l'auteur du Chat du rabbin (plus d'un million d'exemplaires écoulés), avait refusé d'exposer ses planches. "J'avais exposé pour vendre pendant mon divorce parce que j'avais besoin d'argent, mais ce n'était pas un projet artistique. J'avais toujours refusé une vraie exposition, parce que c'était trop mal rangé chez moi et que je ne savais pas où trouver les planches."

L'affiche de l'exposition du Mahj sur Joann Sfar
L'affiche de l'exposition du Mahj sur Joann Sfar © Mahj

"Quand j'ai rencontré ma femme il y a sept ans, elle a vu ces 30 mètres cube de dessins au sous-sol recouverts d'années pisses de chat. Elle m'a dit que ce n'était pas possible. On a passé des mois à ranger, à désinfecter et à trier. Et maintenant il y a 30 mètres cube de dessins qui sont classés et étiquetés dans des réserves hors de chez moi. Je me sens mieux."

"Une exposition ambitieuse"

Parce qu'il prône un "judaïsme culturel", le Mahj était le lieu idéal: "Ce musée est libéré des contraintes de la représentation publique juive, des contraintes religieuses, et pour autant, il raconte quelque chose que j'aime beaucoup: le juif dans la cité comme artiste." Une ambition qui colle à ses livres, avec lesquels il espère "partager cet héritage identitaire et littéraire" mâtiné d'influences américaines et orientales:

"Aujourd'hui, ce serait un mensonge pour un citoyen français de dire qu'il est juif ou chrétien ou musulman", acquiesce-t-il. "On a grandi dans un creuset où les influences se mélangeaient. Donc je suis malgré moi perfusé de culture islamique, de culture chrétienne, de culture laïque et républicaine. Si tout ça ne se mélange pas, ne fait pas partie d'une conversation, alors c'est la guerre, les massacres."

Sur 30 ans de carrière, les commissaires de l'exposition, Clémentine Deroudille et Thomas Ragon, ont choisi 250 œuvres pour la plupart inédites. "Leur but a été de créer une cartographie, de rendre facile le voyage d'une BD à une autre. Ce n'est pas mal, parce qu'il y a beaucoup de gens qui ne connaissent de moi que Le Chat du rabbin et Donjon et ne savent pas comment entrer dans le reste."

"A ce titre, j'ai l'impression qu'ils ont réussi parce que l'expo est très ambitieuse", poursuit l'auteur de Klezmer. "Elle n'est pas du tout prétentieuse. Je pense qu'on trouve sa place très facilement." Le rapport à l'enfance, au centre de son travail, occupe une place de choix au sein de cette exposition. La perte de sa mère a ainsi inspiré une grande partie de son œuvre, du Chat du rabbin à Petit vampire.

Le poids de l'enfance

Des planches inédites des Idolâtres, sa prochaine BD à paraître en janvier, apparaissent au début de l'exposition. Sfar y revient sur sa mère, une chanteuse morte alors qu'il avait 4 ans. "Peut-être qu'après ça, ça va être fini pendant un bon moment. Les projets qui viennent après sont beaucoup plus imaginaires", assure le dessinateur qui a publié en début d'année La Synagogue, un album sur son père, un avocat niçois.

Couverture du carnet intime de Joann Sfar "Young Man"
Couverture du carnet intime de Joann Sfar "Young Man" © Gallimard

Dans son dernier carnet intime en date, Young Man, en librairies ce vendredi, Sfar dévoile aussi des dessins de son arrivée à Paris dans les années 1990. "C'est le premier de mes carnets que les lecteurs verront qui n'a pas été fait pour être publié. Ce sont les dessins et les écrits d'un jeune homme entre 18 et 30 ans qui est très morbide, très en colère - alors que dans la vraie vie j'étais beaucoup plus marrant."

Comme l'exposition, cet ouvrage permet de découvrir sa formation à l'École des  Beaux-Arts, la rencontre avec ses complices Christophe Blain, Émile Bravo, Lewis Trondheim, et ses modèles dont Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese. Des planches du maître italien sont exposées au cœur du Mahj aux côtés de travaux des Américains Jack Kirby (Les Quatre fantastiques) et Will Eisner (Un contrat avec dieu).

Le poids de la guerre

Sa fascination pour les grands mythes populaires, issus des cultures britanniques (Sherlock Holmes) comme juives (le Golem), est rappelée, même si celle-ci est éclipsée par les échos troublants que certains de ses ouvrages ont avec l'actualité. Difficile en effet de ne pas penser à la situation en Israël devant les planches originales de Chagall (2010-2011), qui mettent en scène un pogrom, le pillage et le massacre de juifs en Russie.

"Je ne sais pas quoi en faire (de cette violence). On voit bien que les gens ont envie de jouer avec l'histoire, d'occulter certains événements, alors qu'en réalité tout le monde tue des juifs avec une espèce de constance désespérante", confie le dessinateur, qui dénonce la résurgence de l'antisémitisme depuis ses débuts. "Tout le monde tue des juifs", lance un personnage du tome 12 du Chat du rabbin, en librairie ce vendredi.

La couverture du tome 12 du "Chat du rabbin"
La couverture du tome 12 du "Chat du rabbin" © Dargaud

Cette histoire a été conçue avant l'attaque du Hamas en Israël et la guerre en Ukraine. "Ça fait dix ans que j'ai cette histoire en tête." Sfar s'est inspiré de soldats continuant les combats après l'armistice de 1918 dans la mer Noire. "Cet épisode a été à l'origine de la création du Parti communiste français et des Brigades internationales qui sont parties combattre en Espagne. C'est un épisode fondateur de l'histoire des gauches."

Une série en yiddish et ukrainien

Pour cet album, Joann Sfar s'est documenté "sérieusement" insiste-t-il. Comme une manière pour lui d'affronter l'ombre parfois intimidante de spécialistes de la BD de guerre comme Hugo Pratt et Jacques Tardi. Il montre de cette manière que lui aussi est capable de dessiner malgré des critiques récurrentes sur l'aspect brouillon de son dessin. À travers son exposition, l'artiste répond aux critiques:

"Milton Caniff aux États-Unis, Osamu Tezuka au Japon et Hergé en Belgique ont atteint une perfection en BD il y a 70 ans. On ne peut pas continuer à toujours dessiner comme ça. Un dessinateur qui aujourd'hui refait du Hergé, c'est très bien, mais ce n'est pas de l'histoire de l'art. Si la BD est dans l'histoire de l'art, alors il faut qu'on se demande où va le dessin de bande dessinée."

L'exposition témoigne de cette recherche stylistique permanente depuis ses débuts. "Je cherche un truc qui bouge", analyse-t-il. "Quand j'avais 20 ans, je cherchais à faire bien dessiner les os, les muscles, les tendons. Ce que je cherche à faire aujourd'hui, c'est dessiner juste, comme un comédien qui veut jouer juste. Donc on ne va pas en faire des caisses à chaque moment."

Comme à son habitude, Joann Sfar ne manque pas de projets. En attendant le 13e Chat du rabbin, et de découvrir sa prochaine BD dans la lignée de Jack Palmer de Pétillon, il planche sur d'ambitieux projets audiovisuels avec "des producteurs israéliens et ukrainiens". "La série va parler en yiddish et en ukrainien", s'enthousiasme-t-il. "Il y a une envie éminemment militante de développer ces langues à l'écran."

Au regard de l'actualité, célébrer la bande dessinée au musée peut paraître dérisoire. Pas pour Sfar, qui a multiplié les interventions médiatiques sur le sujet. "Il y a une sidération, comme tout le monde, puis on retourne au travail. Je ne pense pas que les livres soient plus importants que du pain, mais ça a à voir avec le boulanger qui va faire son pain. Je me lève et je vais travailler."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV