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Bandes dessinées

Bataille judiciaire, pages jetées, pression des fans... le retour mouvementé de "Gaston Lagaffe"

Le nouvel album du gaffeur, bloqué un an en raison d'un imbroglio judiciaire, sort enfin ce mercredi. Le Québécois Delaf, scénariste et dessinateur de cette reprise, se confie.

Retardé d'un an en raison d'un contentieux qui a failli l'empêcher de voir le jour, le nouvel album de Gaston, le premier à ne pas être dessiné par son créateur Franquin, débarque ce mercredi en librairie. Le Québécois Marc Delafontaine, alias Delaf, connu pour la série Les Nombrils, est aux commandes de ce 22e tome sobrement intitulé Le Retour de Lagaffe.

Pendant de longs mois, l'ouvrage a été bloqué par un imbroglio judiciaire opposant les éditions Dupuis à Isabelle Franquin, ayant droit et fille du génial dessinateur des Idées noires, disparu en 1997. Celle-ci avait demandé d'arrêter le projet arguant que son père avait "toujours exprimé de son vivant, de manière continue et répétée, sa volonté que Gaston ne lui survive pas sous le crayon d'un autre dessinateur".

Pour trancher le différend, les éditions Dupuis et Isabelle Franquin avaient opté pour un arbitrage privé. Un avocat de Bruxelles avait conclu en mai 2023 que Gaston Lagaffe pouvait renaître "à condition de solliciter l'approbation préalable d'Isabelle Franquin". Du point de vue de l'ayant droit, "tout refus (...) doit être justifié par des motifs éthiques ou artistiques", précisait l'arbitre.

L'album, imprimé à plus de 800.000 exemplaires, respecte très scrupuleusement l'esprit de Franquin. "Je voulais que ce soit un vrai témoignage d'amour d'un auteur à un autre", explique Delaf. "C'était important de mettre en avant Franquin. C'était un album pour être au plus près de ce qu'il faisait à l'époque. Je n'avais pas envie de tirer Gaston à moi."

Un rêve d'enfant

Pour Delaf, cette reprise avait à l'origine tout du rêve éveillé. "Franquin était mon idole. Je fais de la BD grâce à lui!", s'exclame-t-il. Quand Dupuis lui propose ce projet en 2018, impressionné par une planche qu'il a réalisée pour un album commémorant les 60 ans de Gaston, il n'y croit pas. "J'étais sous le choc. C'était comme un monde parallèle où on pouvait réaliser ses rêves d'enfance!"

La couverture du prochain Gaston Lagaffe
La couverture du prochain Gaston Lagaffe © Dupuis

Delaf était bien entendu au courant des interviews où Franquin confiait son opposition à une telle reprise. "Il n'était jamais catégorique", modère l'artiste québécois. "J'ai même lu qu'il avait démarché d'autres dessinateurs pour reprendre Gaston. Pour moi, c'était mystérieux tout ça. Il y avait beaucoup de contradictions. Quand Dupuis m'a proposé le projet, on en a évidemment parlé. Ils m'ont dit que Franquin avait vendu les droits d'exploitation de son personnage et qu'il autorisait les reprises."

Pendant des mois, Delaf a travaillé en secret sans savoir pourtant s'il réussirait à atteindre le niveau graphique nécessaire pour mener à bien cette entreprise. "Il fallait que je fasse mes gammes. Il fallait que je découvre si j'y arrivais. Dès que le style de Franquin a commencé à me venir de manière plus naturelle, j'en ai parlé à Dupuis et on a signé un contrat. L'album était déjà avancé. Certaines planches étaient encrées."

Dessiner comme Franquin

Son apprentissage a duré plusieurs années. "Ça a été tellement formateur", déclare le dessinateur. "Ça m'a permis de comprendre, de décoincer mon dessin. Mon dessin est très contrôlé sur Les Nombrils. C'est une longue ligne sinueuse. Chez Franquin, ce sont de petits traits nerveux." Apprendre à dessiner comme Franquin est cependant une gageure, souligne Delaf:

"Les yeux chez Franquin sont toujours près du nez -même quand le personnage regarde en hauteur. Si je mettais les pupilles dans le haut des yeux comme je peux le faire dans Les Nombrils, le personnage perdait toute sa vraisemblance. J'ai pas mal galéré pour résoudre ce problème graphique. C'était naturel pour lui, mais pas pour moi!"

L'écriture aussi a été fastidieuse. Delaf a relu tous les albums tout en prenant des notes. "Je me suis constitué mon cahier des charges. Il fallait un gag avec Monsieur de Mesmaeker, des gags avec les animaux, Prunelle, Fantasio, Spirou... Le plus dur a été de faire le tri dans mes envies." En tout, il a imaginé près de 150 gags. "Je savais qu'il fallait passer par là. J'ai jeté beaucoup de pages complètement encrées que j'ai recommencées à zéro."

Delaf a aussi appris à structurer ses gags comme Franquin. "Il y a rarement plus de neuf ou dix cases par planche dans Gaston. Dans Les Nombrils, il peut en avoir jusqu'à 12, 13 ou 14. Je ne pouvais pas me permettre ça dans Gaston!" Et d'ajouter: "Les Nombrils, c'est beaucoup dans la vanne alors que dans Gaston, les gags naissent toujours d'une envie de dessin de Franquin. J'ai souvent construit mon gag en fonction d'une image forte que j'avais en tête."

Du temps supplémentaire

Pour l'aider, Delaf a demandé à Dupuis de lui envoyer des versions scannées des planches originales de Gaston Lagaffe pour les analyser. "Je les agrandissais pour voir en combien de traits Franquin dessinait le nez de Gaston. C'était hallucinant de pouvoir voir le débit d'encre de son pinceau. Il avait mis cinq traits pour le nez alors que moi j'en aurais mis qu'un seul."

Une méthode qui lui a permis d'entrer dans "l'état d'esprit" de Franquin: "Le dessin, c'est méditatif. Il faut entrer dans la bonne énergie. Franquin avait une énergie incroyable, un rythme prodigieux dans son dessin. Si j'interrompais un crayonné de mon Gaston et que je revenais plus tard, je voyais dans mon travail que le dessin avait été fait en deux temps. Franquin jetait sur le papier d'une même énergie tout ce qu'il fallait. Il fallait que je fasse la même chose."

Une planche du "Gaston Lagaffe" de Delaf.
Une planche du "Gaston Lagaffe" de Delaf. © Dupuis

Delaf a été interrompu dans son travail. En janvier 2022, Isabelle Franquin bloque le projet et le dessinateur ignore s'il doit continuer ou pas. "Que l'album sorte ou pas, j'étais en paix", assure-t-il. "Mais j'avais une décision à prendre: quitte à être dans cette énergie de Franquin, autant le finir pour moi!" L'imbroglio judiciaire lui a offert du temps pour peaufiner l'ensemble.

"L'album était prévu pour octobre 2022. Honnêtement, je ne sais pas comment j'aurais pu le finir. J'ai pu retravailler les planches pendant un an. J'ai aussi redessiné les premières planches parce que mon dessin a beaucoup évolué en quatre ans. Mes premières planches me faisaient saigner des yeux! Je suis entré dans une phase de perfectionniste."

"Je n'ai pas cherché à copier-coller"

Delaf, qui a revendiqué d'avoir répertorié toutes les attitudes et caractéristiques de Gaston pour dessiner son album, a vu son travail disséqué en amont sur les réseaux sociaux par de nombreux fans de Gaston. Ces derniers lui ont reproché d'avoir eu recours à des calques, allant jusqu'à l'accuser de plagiat. Ce que l'artiste dément aujourd'hui: "Décalquer les images de Franquin, tu peux le faire pour apprendre. C'est l'échauffement. La pratique, c'est différent."

"Le dessin est entouré de beaucoup de mystères. Pour avoir discuté avec beaucoup de dessinateurs qui ont fait ce même exercice de style, qui ont essayé de s'inscrire dans la continuité graphique de l'original, je me rends compte qu'on travaille tous de la même façon. Je n'ai pas cherché à copier-coller ou à décalquer, mais à m'inspirer pour faire quelque chose dans le même esprit. C'était très important. Pour moi, le but était de m'amuser."

La personnalité de Delaf transparaît malgré tout dans cet album, qui se conclut avec une histoire longue mettant en scène un vol de planches de Franquin. "L'exercice de mimétisme est intéressant le temps de quelques pages, mais à un moment donné, il faut aller au-delà. Ce qui m'excite, dans les albums à gags, c'est quand on va un peu plus loin et qu'on raconte quelque chose de plus grand." De quoi l'inciter à dessiner un autre tome de Gaston? "Je ne ferme pas la porte", sourit-il.

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV