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D-Day: pourquoi le projet Normandy Memory fait débat entre promoteurs, historiens et descendants

Deux camps s'affrontent depuis plusieurs mois autour de l'édification possible, dans une petite commune de Calvados, d'un théâtre proposant un spectacle "immersif novateur" sur le Débarquement. Le premier défend une idée "pertinente", le second "une machine à faire du business mémoriel".

Une friche industrielle transformée, 350 emplois d'avril à octobre et 600.000 visiteurs à l'année, le tout au service de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement du Débarquement sur les plages normandes, dont le 80e anniversaire sera célébré cette année.

C'est que promet le projet Normandy Memory, porté par des promoteurs privés et dirigé par Richard Lenormand. L'implantation est prévue sur un ancien site métallurgique à Colombelles (Calvados), non loin de Caen, avec un démarrage espéré en 2026.

Soutenu par le maire de la commune, mais également par la région Normandie ou encore la communauté urbaine de Caen, le projet vante un spectacle "immersif novateur" au sein d'un théâtre de 1.000 places avançant sur plus de 400 mètres, pour vivre "l'épopée du Débarquement allié (...), de sa préparation à la bataille de Normandie".

En l'espace de 45 minutes, Normandy Memory annonce aux visiteurs une trentaine de tableaux constitués d'images d'archives, de comédiens et de figurants. Un projet "pertinent", selon Joël Bruneau, maire de Caen et président de Caen la mer.

"Normandy Memory" est un théâtre de 1000 places en mouvement, avançant sur plus de 400 mètres, pour faire revivre aux spectateurs le Débarquement.
"Normandy Memory" est un théâtre de 1000 places en mouvement, avançant sur plus de 400 mètres, pour faire revivre aux spectateurs le Débarquement. © Normandy Memory

"On a compris tout de suite"

Reste que ce discours est loin de faire l'unanimité. Depuis son lancement, Normandy Memory rencontre des difficultés à convaincre, en particulier les descendants des vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Le précédent nom accolé au projet, "Hommage aux héros", avait déjà engendré son lot de "crispations", de l'aveu même de Richard Lenormand, le directeur général de Normandy Memory.

Dimanche 28 avril, dans une tribune publiée dans Le Monde, une trentaine d'enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de soldats français des commandos Kieffer se sont à nouveau insurgés contre ce qu'ils perçoivent comme "une machine à faire du business mémoriel".

Denise Beau-Lofi, fille d'Alexandre Lofi, soldat ayant combattu en Normandie, est l'une des signataires: "On a compris tout de suite qu'il s'agissait d'un projet purement mercantile, un projet pour faire de l'argent, pas simplement sur le dos, j'allais dire, des 177 Français qui ont débarqué. Pas seulement eux, mais sur tous ceux qui ont débarqué et qui sont morts pour la France".

"Comment peut-on croire à l’intérêt d’un spectacle qui s’adresse de la même manière à des enfants, à des jeunes et à des adultes, qu’ils soient français ou étrangers, qu’ils n’aient aucune connaissance de cet épisode déterminant de la Seconde Guerre mondiale ou qu’ils en soient familiers?", s'interrogent les signataires.

Des experts pour s'assurer de "la véracité historique"

Historien de la Seconde Guerre mondiale de profession, le maire de Colombelles rejette ces accusations au micro de BFMTV. "C'est du spectacle vivant, c'est du théâtre, c'est du cinéma. C'est une façon de documenter, avec du contenu historique, avec une narration très spécifique et pédagogique, de transmettre l'histoire: pourquoi le Débarquement? Comment la bataille de Normandie s'est-elle déroulée?", justifie-t-il.

Affirmant s'être entourés d'experts, d'historiens et de vétérans, les promoteurs revendiquent un spectacle "irréprochable sur la véracité historique".

Bertrand Legendre, professeur et membre de l'Association pour la dignité du tourisme mémoriel à Caen la mer, en doute grandement. "On ne peut pas, par un tel zapping de 25 scènes de deux minutes, prétendre faire œuvre éducative. C'est donc un spectacle, sous prétexte pédagogique, sous prétexte éducatif, qui a simplement une ambition économique", tance l'intéressé.

L'historien a le sentiment qu'avec Normandy Memory, "on réduit l'histoire à des scènes spectaculaires, on réduit l'histoire à des émotions. Et cela ne peut pas venir en complément, ça ne doit pas venir à la place. C'est quelque chose qui est condamnable en soi".

Des soldats s'entraînent au camp d'Achnacarry en Ecosse en juillet 1943, dont Léon Gautier (premier rang au centre), seul survivalt désormais du commando Kieffer
Des soldats s'entraînent au camp d'Achnacarry en Ecosse en juillet 1943, dont Léon Gautier (premier rang au centre), seul survivalt désormais du commando Kieffer © Joël SAGET © 2019 AFP

Le choix du lieu ne passe pas pour les descendants

La question du lieu où implanter ce projet est, elle aussi, matière à débat. La commune de Carentan, dans la Manche, a un temps été envisagée, mais les écologistes s'y sont montrés hostiles.

À Colombelles, si les promoteurs ont acquis le soutien de la mairie, c'est l'association Mémoire et patrimoine SNM qui a bondi, craignant que l'histoire de la société métallurgique soit occultée du projet. Ce à quoi Richard Lenormand rétorque: "Faire revivre la friche de la SMN qui est en friche depuis 30 ans, c'est tout à fait honorable".

Les descendants des soldats français débarqués le 6 juin 1944 rejettent eux aussi le choix de Colombelles, mais pour une autre raison. Dans leur tribune, les descendants expliquaient avoir dénoncé "l'idée même d'installer ce projet à proximité des plages du Débarquement".

La localité de Colombelles est pourtant située "à quelques petits kilomètres de Ouistreham (Sword Beach) où ont débarqué les 177 hommes des commandos, à un jet de pierre de Pegasus Bridge". Ils y voient "un véritable outrage à la mémoire et au sacrifice de (leurs) pères et de tous les combattants qui ont permis la réussite du Débarquement en Normandie".

Quelles conséquences pour les musées?

En dépit de cette vive opposition, le projet poursuit son chemin. Et s'il aboutit, Stéphane Simonnet, ancien directeur du musée d’Utah Beach et ex-directeur scientifique du mémorial de Caen, affirme qu'il apportera un contenu "complémentaire à toute l'offre actuelle proposée aux visiteurs" venant en Normandie.

Une estimation qui n'est pas partagée par Bertrand Legendre, le professeur et membre de l'Association pour la dignité du tourisme mémoriel à Caen la mer.

"Ce qui est fort à craindre, c'est que ce projet qui est très orienté vers les tours opérateurs, capte en fait ou détourne une partie de la clientèle des autres musées", anticipe-t-il.

Et notamment celle du Mémorial de Caen, qui a prévu pour le 80e anniversaire du Débarquement une programmation spécifique tout au long de l'année 2024, avec des conférences, des projections et des expositions.

Florian Bouhot Journaliste BFM Régions