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TOUT COMPRENDRE - Migrants abandonnés dans le désert: que se passe-t-il en Tunisie?

Des centaines d'exilés d'Afrique subsaharienne sont bloqués et errent depuis plusieurs semaines à la frontière entre la Libye et la Tunisie après y avoir été abandonnés par les autorités tunisiennes, dans un contexte de climat hostile aux migrants depuis plusieurs mois.

C'est une image qui a fait le tour du monde. Fati Dosso, trente ans, et sa fille Marie, six ans, ont été retrouvées mortes de soif non loin de la frontière entre la Tunisie et la Libye. Une photo de leurs corps sans vie, recroquevillés dans le désert, a été massivement relayée sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Depuis un mois, la Tunisie mène des campagnes massives d’arrestation et d’expulsion de migrants depuis la ville de Sfax, notamment vers la région frontalière avec la Libye. Ils sont ainsi abandonnés dans des zones désertiques, sous un soleil de plomb, sans eau ni nourriture. Peu à peu, le désert se transforme en charnier.

• Des migrants errant dans le désert

Selon un nouveau bilan fourni ce jeudi par des sources humanitaires à Tripoli, 24 corps, dont des femmes et enfants, ont été découverts dans le désert libyen depuis début juillet.

Des images capturées dans le nord-ouest de la Libye montrent, en effet, des hommes, des femmes et des enfants à bout de force, assoiffés, et parfois abreuvés au compte-gouttes par les garde-côtes libyens.

Marchant jusqu'à l'épuisement, ces migrants d'Afrique subsaharienne arrivent quotidiennement par centaines dans ces zones désertiques, après avoir été abandonnés à la frontière par les forces de sécurité tunisiennes, selon leurs témoignages et ceux de gardes-frontières libyens.

Des gardes-frontières libyens fournissent de l'eau à des migrants, près d'Al-Assah, à la frontière entre la Libye et la Tunisie, le 30 juillet 2023.
Des gardes-frontières libyens fournissent de l'eau à des migrants, près d'Al-Assah, à la frontière entre la Libye et la Tunisie, le 30 juillet 2023. © Mahmud Turkia / AFP

Une centaine d'entre eux ont été secourus dimanche alors qu'ils erraient dans une zone aride inhabitée près du Sebkhat al-Magta, un lac salé, le long de la frontière.

• Le président tunisien pourfend l'immigration subsaharienne

Pour comprendre la situation, il faut remonter à février dernier. Dans un communiqué officiel, le président tunisien Kais Saied a pourfendu l'immigration clandestine, la présentant comme une menace démographique pour son pays.

"Il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie et certains individus ont reçu de grosses sommes d'argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens", a-t-il affirmé.

La plupart de ces migrants viennent en Tunisie pour tenter ensuite de rejoindre l'Europe par la mer, en débarquant sur les côtes italiennes. Kais Saied a accusé des "réseaux criminels" d'être à l'origine de cette immigration illégale qui vise selon lui à troubler "la paix sociale en Tunisie".

Face à la polémique, Kais Saied se défend de tout racisme ou complotisme, mais, dans les mois qui suivent sa déclaration, des immigrés subsahariens dénoncent une hausse des agressions par les locaux.

• De violentes agressions à Sfax

Les tensions sont particulièrement fortes à Sfax, ville tunisienne du centre-est située sur la côte, devenue le principal point de départ pour l'émigration clandestine vers l'Europe. La mort d'un Tunisien lors d'une rixe avec des migrants le 3 juillet a suscité de fortes réactions, souvent aux relents racistes, appelant à l'expulsion des migrants subafricains de la ville.

Dans plusieurs quartiers, des centaines d'habitants se sont rassemblés dans les rues réclamant le départ immédiat de tous les migrants clandestins.

Des jeunes tunisiens bloquent la route des migrants, à Sfax, après la mort d'un homme lors d'une bagarre entre des habitants et des migrants d'Afrique subsaharienne, le 4 juillet 2023.
Des jeunes tunisiens bloquent la route des migrants, à Sfax, après la mort d'un homme lors d'une bagarre entre des habitants et des migrants d'Afrique subsaharienne, le 4 juillet 2023. © HOUSSEM ZOUARI / AFP

Sur la page Facebook du groupe local Sayeb Trottoir dédié à la question de l'immigration clandestine, Lazhar Neji, travaillant dans les urgences d'un hôpital de Sfax, a déploré "une nuit inhumaine (...) sanglante qui fait trembler". Selon lui, l'hôpital a accueilli entre 30 et 40 migrants, dont des femmes et des enfants.

"Certains ont été jetés de terrasses, d'autres agressés avec des sabres", a-t-il affirmé.

Des témoignages font état de violentes agressions à l'égard des personnes noires présentes dans la ville, même certaines en situation régulière, notamment de la part des forces de l'ordre. Des images montrent des migrants à même le sol, les mains sur la tête, entourés par des habitants munis de bâtons qui attendaient l'arrivée de la police.

Selon l'ONG Human Rights Watch, au moins "1200 ressortissants subsahariens" ont été "expulsés" par les forces de sécurité tunisiennes et déposés dans des zones inhospitalières aux frontières libyenne et algérienne.

Des migrants montent à bord d'un train le 5 juillet 2023, alors qu'ils fuient vers Tunis dans un contexte de troubles à Sfax.
Des migrants montent à bord d'un train le 5 juillet 2023, alors qu'ils fuient vers Tunis dans un contexte de troubles à Sfax. © HOUSSEM ZOUARI / AFP

• Les migrants continuent d'affluer

Durant les semaines suivantes, des centaines de migrants continuent d'affluer en Libye, en provenance de Tunisie, errant sans nourriture ni eau jusqu'à ce que des gardes libyens viennent à leur secours, a constaté une équipe de l'AFP sur place dimanche dernier. Épuisés par la chaleur et la soif, ils s'écroulent aux pieds des gardes.

"Nous sommes à la ligne de démarcation entre Libye et Tunisie et voyons arriver de plus en plus de migrants chaque jour", déplore Ali Wali, porte-parole du Bataillon 19, des militaires libyens.

Dans leur rayon d'action de 15 kilomètres autour d'Al'Assah, ils récupèrent "selon les jours 150, 200, 350, parfois jusqu'à 400/500 clandestins", dit-il.

Face aux critiques, la Tunisie a déplacé mi-juillet une partie des migrants, environ 630, dans le désert vers des abris et a permis au Croissant-Rouge tunisien de fournir une certaine aide. Leur situation s'améliore "mais ce n'est pas soutenable dans la durée, il n'y a pas de sanitaires, ni de réservoirs d'eau, ni de véritables abris", souligne un responsable humanitaire à l'AFP.

Des gardes-frontières libyens et des migrants, près d'Al-Assah, à la frontière entre la Libye et la Tunisie, le 30 juillet 2023.
Des gardes-frontières libyens et des migrants, près d'Al-Assah, à la frontière entre la Libye et la Tunisie, le 30 juillet 2023. © Mahmud Turkia / AFP

En outre, les groupes de défense des droits humains soutiennent que des centaines de personnes errent toujours sans abri ni nourriture.

• L'ONU dénonce les "expulsions"

Le chef de l'ONU Antonio Guterres a dénoncé ce mardi les "expulsions" de migrants.

"Nous sommes profondément préoccupés par l'expulsion de migrants, réfugiés et demandeurs d'asile de Tunisie vers les frontières avec la Libye, et aussi avec l'Algérie", a indiqué le porte-parole adjoint des Nations unies, Farhan Haq.

"Plusieurs sont morts à la frontière avec la Libye et des centaines, dont des femmes enceintes et des enfants demeurent, selon des informations, coincés dans des conditions extrêmement difficiles avec peu d'accès à de l'eau et de la nourriture", s'est-il insurgé pendant un point presse.

Human Rights Watch a pour sa part dénoncé "de graves abus" commis par différents corps des forces de sécurité tunisiennes "à l’encontre de migrants, de réfugiés et de demandeurs d’asile africains noirs".

Des migrants subafricains, bloqués sur le bord de mer à la frontière entre la Libye et la Tunisie à Ras Jedir, sur une plage rocheuse le 26 juillet 2023.
Des migrants subafricains, bloqués sur le bord de mer à la frontière entre la Libye et la Tunisie à Ras Jedir, sur une plage rocheuse le 26 juillet 2023. © Mahmud TURKIA / AFP

• Les autorités tunisiennes réfutent les accusations

Les autorités tunisiennes ont, elles, réfuté ce jeudi des informations de l'ONU et de médias "sur des opérations d'expulsions", dans une déclaration du ministre de l'Intérieur.

"Ce qui a été publié par certaines organisations internationales et surtout la déclaration du porte-parole de l'ONU (du 1er août) est caractérisé par des imprécisions, voire des contrevérités", a indiqué le ministre Kamel Feki à l'agence locale Tap.

"Les allégations sur les opérations d'expulsion sont infondées", a-t-il affirmé ce jeudi, appelant à "vérifier l'authenticité des informations avant de les publier, compte tenu des retombées négatives" sur les forces de sécurité.

Celles-ci "ne ménagent aucun effort pour secourir et sauver les migrants sur les frontières terrestre et maritime", a-t-il plaidé, assurant que "15.327 migrants, dont 95%" provenant d'Afrique subsaharienne, ont été "sauvés entre janvier et juillet".

Le communiqué du ministère est accompagné d'un montage de photos et de quelques images filmées, sans indication de date ni de localisation, montrant la garde nationale et le Croissant rouge distribuer eau et nourriture à des migrants subsahariens.

De son côté, le gouvernement de Tripoli a fait savoir ces derniers jours qu'il refusait une "réinstallation" sur son territoire des migrants arrivant de Tunisie. La Libye a été épinglée par plusieurs rapports de l'ONU dénonçant des violences à l'encontre des 600.000 migrants qu'elle détient, pour la plupart dans des camps.

Salomé Robles avec AFP