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Non, on ne peut pas dire que 1% des foyers français touchent 96% des dividendes

Ce chiffre, mis en avant par certaines organisations et hommes politiques, ne prend pas en compte l’essentiel des dividendes touchés par les épargnants ni ceux récupérés par les grandes fortunes françaises.

“96% des dividendes sont versés à 1% des foyers fiscaux”. C’est ce qu’ont assuré à plusieurs reprises l’organisation Oxfam France, notamment dans ce tweet, ainsi que plusieurs hommes politiques comme François Ruffin ici. Alors que le gouvernement cherche des pistes d’économies et de nouvelles ressources fiscales, le débat s’oriente notamment vers “la taxation des rentes” et celle des dividendes.

Mais d’où sort ce chiffre? Il provient d’un rapport de France Stratégie, un organisme directement rattaché au Premier ministre, publié en octobre 2023. Il s’agit du dernier rapport final du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, consultable ici. “En ce qui concerne les dividendes, 1% des foyers fiscaux (400.000 foyers sur 40 millions en 2021) concentrent 96% des montants totaux déclarés. 62% des dividendes sont déclarés par 0,1% des foyers fiscaux (soit 40.000 foyers) et 33% par 0,01% des foyers fiscaux (4.000 foyers, qui ont reçu chacun plus de 1 million d’euros)”, peut-on ainsi lire page 188 de ce rapport.

Avec à l’appui le graphique suivant:

Dividendes déclarés au titre de l'IR
Dividendes déclarés au titre de l'IR © France Stratégie

Mais alors, en quoi ce chiffre pose-t-il problème? Pour le dire simplement, ce chiffre prend en compte les dividendes que se versent votre boucher ou votre boulanger mais pas ceux que se versent les grandes fortunes françaises. La plupart des dividendes touchés par les épargnants français sont aussi en dehors de son périmètre.

Les dividendes versés sur les assurances-vie et les PEA pas pris en compte

En effet, il faut bien comprendre que le chiffre de France Stratégie, qui a été établi dans un cadre bien particulier (l’impact des réformes de la fiscalité du capital mises en place par Emmanuel Macron au début de son premier mandat), concerne uniquement les dividendes versés à des ménages qui sont déclarés au titre de l’impôt sur le revenu et éligibles au prélèvement forfaitaire unique (ou PFU, la “flat tax” à 30%). Concrètement, les dividendes touchés par les épargnants sur les contrats d’assurance-vie, les plans d’épargne action (PEA), les plans d’épargne retraite (PER) ou via l’épargne salariale ne sont pas pris en compte dans ce calcul, à partir du moment où ces dividendes sont capitalisés (en d’autres termes ils restent sur le placement en question et sont réinvestis).

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Contacté par BFM Business, France Stratégie nous le confirme. Par exemple, “les dividendes issus d’actions détenues dans un contrat d’assurance vie sont en général capitalisés. La taxation se fait au moment du retrait des sommes, mais c’est alors l’impôt sur la plus-value qui est dû”, détaille France Stratégie.

Or, l’essentiel des actions cotées détenues par les épargnants français le sont via des fonds en assurance-vie, des plans d'épargne salariale, un PER ou via un PEA, et non directement sur des comptes titres (qui eux sont bien soumis à la déclaration de revenus au moment du versement des dividendes).

Vient alors un autre écueil: le chiffre évoqué mélange par définition les dividendes versés aux actionnaires d’entreprises cotées en Bourse et les dividendes versés à des particuliers par des entreprises non cotées. Or, ce sont souvent des situations difficilement comparables. Par exemple, pour des raisons fiscales, de nombreux commerçants et entrepreneurs préfèrent se verser un petit salaire (afin de payer moins de cotisations sociales) voire pas de salaire du tout, mais en contrepartie plus de dividendes (qui sont moins taxés mais n’ouvrent par définition pas de droits à la retraite ou au chômage). Autrement dit, dans ce chiffre, vous avez de nombreux commerçants (boulangers, épiciers, coiffeurs, etc.) qui peuvent par exemple se verser 10.000 euros ou plus de dividendes.

A titre indicatif, les 400.000 foyers fiscaux évoqués par l’étude de France Stratégie qui se partagent 96% des 33,52 milliards d’euros de dividendes déclarés au titre de l’impôt sur le revenu perçoivent donc 80.460 euros de dividendes en moyenne.

Les grandes fortunes pas concernées par ce chiffre

Autre problème: ce n’est pas du tout de cette manière que les très grandes fortunes se versent des dividendes. “Les dividendes perçus par des personnes fortunées via leur holding patrimoniale ne sont pas comptabilisés car pas taxés au PFU, tant qu’ils ne sont pas sortis de la holding et versés à une personne physique”, reconnaît France Stratégie.

Les milliardaires français disposent en effet tous de plusieurs holdings via lesquelles ils perçoivent leurs dividendes. Mais une très faible partie de ces montants leur est ensuite reversée directement en tant que personne physique (ce qui déclenche l’imposition sur le revenu). D’autant que la plupart des dépenses des très riches sont prises en charge via des sociétés (pour les voyages en jet privé, sur des yachts, etc.) et non sur leurs deniers personnels.

Alors que penser de cette donnée sur 1% des foyers fiscaux qui déclarent 96% des dividendes au titre de l’impôt sur le revenu?

“Ce chiffre n’a pas d’intérêt car l’immense majorité des gens détiennent des actions via une structure intermédiaire, comme un PEA, une assurance-vie ou une holding, et non directement”, tranche auprès de BFM Business Pascal Quiry, professeur de finance à HEC Paris et co-auteur de la lettre Vernimmen. “Il n’y a pratiquement que les entrepreneurs individuels qui passent par des dividendes en direct”, ajoute-t-il.

Pas de données globales sur les dividendes

D’ailleurs, il suffit de comparer certains ordres de grandeur. Nous avons donc 400.000 foyers fiscaux qui concentrent 96% des dividendes déclarés au titre de l’impôt sur le revenu et éligibles au PFU. Mais la France comptait en 2023 près de 12,5 millions de salariés qui bénéficient d’un plan d’épargne salariale ou d’un plan d’épargne retraite (via leur entreprise), selon une étude de l’Association française de la gestion financière (AFG).

Du côté de l’assurance-vie, 40,5% des ménages détenaient un contrat de ce type en 2021, selon les dernières données de l’Insee, dont 16,8% des ménages qui détiennent des contrats multisupports (avec une partie des fonds investis en unités de compte, dont font partie les actions et les Sicav). La France comptait 30 millions de ménages en 2021. Ce qui veut dire que plus de 5 millions de ménages détiennent une assurance-vie sur un contrat multisupport (pour 12 millions de ménages qui détiennent une assurance-vie).

Précisons ici qu’il existe deux types de contrat pour les assurances-vie: les assurances-vie 100% en fonds euros (à capital entièrement garanti et qui n’investissent que dans des obligations) et les contrats multi-supports (avec plusieurs placements possibles, le plus souvent à la fois des obligations et des actions via des fonds, et où il y a un risque de perte en capital).

Il n’existe malheureusement pas de données sur l’ensemble des dividendes versés aux ménages français (que ce soit directement ou indirectement), notamment parce que ces dividendes peuvent passer par de nombreux placements et par l’intermédiaire de fonds. Il existe bien une estimation en comptabilité nationale faite par l’Insee mais elle comprend aussi “les bénéfices réalisés par les sociétés imposées à l’impôt sur le revenu (réputés intégralement distribués, et donc considérés comme des dividendes)”, précise France Stratégie. Ce qui pose donc d’autres problèmes. Nous n’avons pas non plus d’idée précise du nombre de ménages français qui touchent au final des dividendes chaque année (que ces derniers soient déclarés au titre du PFU ou non).

Si le chiffre évoqué par France Stratégie existe, on ne peut donc absolument pas pour autant en déduire que “96% des dividendes sont versés à 1% des foyers fiscaux”. Il est en revanche assez probable que les versements de dividendes soient concentrés auprès des ménages les plus aisés (qui détiennent en moyenne plus de patrimoine et plus de titres financiers) mais on ne sait pas dans quelle proportion. Et encore une fois, un tel chiffre ne prendrait pas en compte les dividendes versés aux holdings des grandes fortunes françaises.

https://twitter.com/jl_delloro Jean-Louis Dell'Oro Rédacteur en chef adjoint BFM Éco