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Ben & Jerry's, la glace "engagée" qui divise l'Amérique (et une partie du monde)

Les fondateurs de Ben & Jerry's restent partie prenante à la communication de la marque

Les fondateurs de Ben & Jerry's restent partie prenante à la communication de la marque - ALASTAIR PIKE / AFP

Fondée à la fin des années 1970 par deux hippies, la marque devenue mondiale est de tous les combats pour les minorités. Une posture progressiste qui lui vaut autant d'éloges que de critiques et qui a récemment mis sa maison-mère Unilever dans l'embarras. 

C'est à une cinquantaine de kilomètres de Montpelier que la marque Ben & Jerry's a vu le jour. Montpelier, avec un seul "l", est la capitale du Vermont, petit Etat du nord des Etats-Unis, qui délimite la frontière entre les Etats-Unis et le Canada, à quelques encablures de Montréal.

Le Vermont a quelques personnalités mondialement connues dans ses rangs: le fondateur du mouvement mormon Joseph Smith, l'idole des jeunes progressistes américains Bernie Sanders et forcément les deux marchands de glace les plus célèbres du pays, Ben et Jerry. 

Les deux hommes, désormais septuagénaires, ont transformé une petite entreprise artisanale fondée en 1978 en machine de guerre industrielle, avant de revendre leur bébé au géant de l'agro-alimentaire Unilever en 2000.  

Depuis, le duo garde un œil tutélaire sur l'entreprise sans aucun pouvoir de décision. Ils ont néanmoins arraché une condition de vente à Unilever: le maintien d'un conseil d'administration indépendant, pleinement engagé dans les causes progressistes. Mais le capitalisme ne fait pas toujours bon ménage avec les causes sociales.  

Le premier magasin Ben & Jerry's, une station service reconvertie
Le premier magasin Ben & Jerry's, une station service reconvertie © Ben & Jerry's

Cette semaine, un communiqué de l'entreprise a mis le feu aux poudres en Israël et dans le Vermont. Ben & Jerry's annonce qu'il ne vendra plus ses produits dans les territoires palestiniens occupés. L'annonce fait la une des journaux israéliens et fait réagir jusqu'au Premier ministre. Alors que l'affaire Pegasus (dans laquelle l'Etat hébreu est impliquée) secoue l'Europe, Naftali Bennett fait de cet affront une affaire personnelle. 

"Quiconque envisage de transformer le boycott de l'État d'Israël en une question de marketing ou d'image de marque constatera que c'est la pire décision commerciale qu'il a prise," explique-t-il.  

L'annonce de Ben & Jerry's a des répercussions jusqu'aux Etats-Unis, pays traditionnellement proche d'Israël. Le Texas est ainsi venu s'ajouter à cette bataille diplomatico-commerciale. "Les Texans ont clairement indiqué qu'ils étaient aux côtés d'Israël et de son peuple" a déclaré le contrôleur des comptes de l’État Glenn Hegar qui pourrait placer l'entreprise sur liste noire. Comme une trentaine d'Etat américains, un article de loi limite voire interdit le financement d'entreprises qui décideraient de boycotter Israël. 

Et s'il fallait ajouter un problème à un autre, le fameux conseil d'administration indépendant de Ben & Jerry's s'est emporté contre le communiqué initial. Non, il n'a pas été consulté par Unilever et oui, il souhaitait que les ventes soient tout simplement interdites sur tout le territoire israélien. Entre le marteau et l'enclume, Unilever avait tenté un entre-deux en assurant maintenir la marque en Israël, tout en la retirant des territoires occupés. Malgré ses 50 milliards de dollars de chiffre d'affaires, La maison-mère se retrouve désormais visée par les lois anti-boycott américaines.  

Humour et politique

Unilever savait pourtant à quoi s'attendre en avalant Ben & Jerry's. Créée par deux anciens hippies, Ben Cohen et Jerry Greenfield, l'entreprise a toujours revendiqué son engagement social même si sa renommée lui a fait changer d'échelle. Elle se fournit en lait auprès des fermes familiales du Vermont, choisit des ingrédients en commerce équitable, met en place une politique de modération salariale, lance une fondation caritative… 

Ironiquement, c'est depuis la prise de contrôle d'Unilever que l'activisme semble s'est renforcé, avec l'émergence de la culture woke américaine, embrassée par l'entreprise. Minorités sexuelles, minorités ethniques, réfugiés… Ben & Jerry's ne cache pas ses engagements, jongle avec l'humour et la provoc. En 2011, le nom de leur glace "Schweddy Balls", inspiré d'un sketch du Saturday Night Live, est une allusion graveleuse qui fera bondir les associations conservatrices. Deux ans plus tôt, ils renomment leur glace "Chubby Hubby" ("mari joufflu") en "Hubby Hubby" ("mari mari") pour célébrer la légalisation du mariage homosexuelle dans le Vermont.  

Mais la marque ne se contente pas de jouer avec les mots pour parler des causes importantes. Après avoir longtemps été cotée au Nasdaq, elle rejoint le mouvement Occupy Wall Street en 2011, un mouvement de contestation contre la finance aux Etats-Unis. Unilever grince des dents. 

"Malbouffe trop chère"

En 2016, le glacier prend position pour le mouvement Black Lives Matter après des manifestations à Charlotte (Caroline du Nord) contre l'injustice envers les afro-américains. "Le racisme systémique et institutionnalisé sont les enjeux déterminants des droits civils et de la justice sociale de notre époque" écrit l'entreprise dans un communiqué. Quand l'immense majorité des entreprises cherche à rester hors des polémiques, Ben & Jerry's assume une position, controversée aux Etats-Unis, qui lui vaudra autant de louanges que de critiques. Sans surprise, le glacier apporte son soutien au sénateur local Bernie Sanders dans la course à la présidentielle.  

En mai de la même année, l'entreprise s'engage pour le mariage gay en Australie. Deux personnes du même sexe ne peuvent pas s'unir? Alors elle bannit de ses boutiques australiennes la vente de parfums identiques dans un même pot jusqu'à l'approbation de la loi. 

Courant 2020, l'entreprise est cette fois aux prises avec le gouvernement britannique. Sur Twitter, elle prend le parti des migrants qui traversent la Manche. "Nous sommes tous humains et que nous avons les mêmes droits à la vie, quel que soit le pays dans lequel nous sommes nés" tance la marque sur Twitter, en s'adressant directement à la Secrétaire d'État à l'Intérieur de Boris Johnson. En privé, cette dernière fulmine contre cette marque de "malbouffe trop chère".  

La filiale française n'est pas en reste non plus en matière de combat social. 

En juin 2020, la marque appelle à la "fin de suprématie blanche" après la mort de George Floyd. "Ce qui est arrivé à George Floyd n'était pas le résultat d'une pomme pourrie. C'est la conséquence prévisible d'un système et d'une culture racistes et de préjugés qui ont traité les corps noirs comme l'ennemi depuis le début" affirme le groupe. Cette fois, Unilever emboite le pas malgré les groupes de pression américains conservateurs. 

En faisant le choix d'un engagement clair, Ben & Jerry's a pris le risque de se priver de clients pour mieux en fidéliser d'autres. Mais cela fonctionne. Unilever ne révèle pas le chiffre d'affaires de sa filiale (237 millions de dollars avant son rachat) et se contente d'indications appétissantes: une croissance "forte" en 2020 et même "à deux chiffres" au deuxième trimestre 2021, derniers résultats en date. De quoi faire avaler la pilule à la maison-mère. 

Critiques dans le Vermont

Ce qui n'empêche pas Ben & Jerry's d'attiser aussi les critiques progressistes. Pourquoi avoir cédé au rachat pour un groupe pris dans la tourmente l'année dernière avec ses crèmes blanchissantes vendues en Inde? Comment évoquer la suprématie blanche au sein d'une entreprise "toujours vraiment blanche" dixit son PDG Matthew McCarthy? Surtout, les actions de la marque plombent une bonne partie des recettes. "Nous sommes une entreprise, nous ne sommes pas une philanthropie" rappelait récemment son patron. 

Et trouver la bonne voie n'a rien de simple. A partir de 2015, la marque fait face à une contestation sociale dans les laiteries du Vermont où travaillent de nombreux migrants, parfois dans des conditions dramatiques. Au bout de plusieurs années, un accord est finalement signé, offrant aux travailleurs laitiers l'assurance de besoins essentiels comme de l'eau courante et de l'électricité dans leur logement. Un accord, obtenu difficilement par les travailleurs mais dont se vante aujourd'hui le groupe.

Alors cette nouvelle polémique avec Israël ne devrait pas écarter le glacier de sa route. "Une entreprise ou une marque qui essaient d'être tout pour tout le monde, nous savons ce qui leur arrive: vous avez généralement tendance à ne pas être grand-chose pour personne", résume son PDG. 

Thomas Leroy Journaliste BFM Business