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Pas assez de trains, trop de voyageurs: pourquoi il est si difficile d'obtenir des trains neufs

Les délais auprès des industriels dépassent désormais les trois à quatre années. Une vraie épine dans le pied pour les nouveaux opérateurs qui se lancent mais aussi pour les compagnies ferroviaires historiques. Explications.

Petits ou grands, les dirigeants des compagnies ferroviaires européennes, et notamment françaises, s'arrachent les cheveux. Alors que la demande pour le train n'a jamais été aussi forte, alors que les opérateurs comme la SNCF battent des records de fréquentation, mettre la main sur des rames neuves exige désormais des délais de plus en plus longs, dépassant les 36 mois et allant jusqu'à 48 mois.

Les exemples sont nombreux: à la SNCF, le nouveau TGV M, fleuron industriel et bras armé de la conquête de l'entreprise publique avec 20% de capacité en plus arrivera au mieux à la mi-2025 alors qu'il était attendu fin 2024.

Du côté des rames Oxygène fabriquées par l'espagnol CAF pour les lignes Intercités vers Limoges et Clermont-Ferrand, l'objectif de 2026 risque de ne pas être tenu.

Le Train, comment lancer une compagnie ferroviaire en France? - En route pour demain - 28/01
Le Train, comment lancer une compagnie ferroviaire en France? - En route pour demain - 28/01
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Même chose du côté des nouveaux entrants. La compagnie française Le Train qui misait d'abord sur le marché de l'occasion (en réalité inexistant) doit se tourner vers le neuf pour ses rames à grande vitesse. L'entreprise a passé commande à l'espagnol Talgo l'an passé mais il ne pourra pas se lancer avant 2025-2026, soit 3 à 4 ans après la date initialement prévue.

Responsabilités en cascade

Même chose encore du côté des trains de nuit. De nombreux nouveaux acteurs souhaitent se lancer sur ce marché de niche mais porteur. Problème, il est quasiment impossible aujourd'hui de trouver des voitures-couchettes ou lit neuves en Europe.

Les facteurs qui expliquent ce goulot d'étranglement sont nombreux, globaux et à la fois spécifiques. Un responsable d'un grand industriel ferroviaire nous explique: "le secteur est en tension, essentiellement au niveau de la supply-chain, pas sur sa capacité de production".

En clair, les constructeurs comme Alstom, CAF, Talgo, Hitachi... sont dépendants de la livraison de pièces par leurs sous-traitants, or ces derniers ont des difficultés à obtenir certaines matières premières et composants à base d'acier provenant notamment de Russie et d'Ukraine. De quoi provoquer un effet domino auprès de leurs clients.

"Tout prend plus de temps à venir, toute la chaîne prend du retard, confirme Frédéric de Dekemmter, expert du rail et blogueur. Il faut également y ajouter le contrecoup de la pandémie".

Mais pour François Guénard, consultant spécialisé au sein du cabinet Roland Berger, les sous-traitants ne sont pas les seuls responsables.

"La plupart des industriels sont désormais engagés à accroître davantage le focus sur l’industriel au sens large après avoir consacré beaucoup d’énergie sur le commercial et l’intégration suite au mouvement de consolidation", explique-t-il, faisant notamment référence au rachat douloureux du canadien Bombardier par Alstom.

En 2015, les opérateurs sommés de réduire leurs parcs

Il faut aussi prendre en compte la rigidité de cette industrie. Ainsi, chez Alstom, les sites de production français sont saturés alors que ceux en Allemagne sont sous-utilisés. Problème, "il est très compliqué de transférer une production d'un site en surcapacité à un site sous-employé", explique François Guénard.

Et il faut ajouter le manque d'interopérabilité entre les réseaux en Europe ou encore certaines pénuries de ressources humaines autant chez les cols gris que chez les cols blancs. Résultat, un opérateur qui commanderait aujourd'hui une rame à grande vitesse ne l'obtiendrait pas avant 2027 ou 2028.

Enfin, il ne faut pas oublier le contexte. Il y a encore quelques années (en 2015, ce n'est pas si loin), le train était loin de faire le plein et la SNCF (comme d'autres compagnies) devait alors déprécier ses actifs, donc baisser le volume de son parc (en radiant des TGV notamment) plutôt que de passer commande. Elle en paye le prix aujourd'hui.

Le parc de TGV de la SNCF est aujourd'hui de 363 rames contre 418 en 2018 (même si le nombre de places a augmenté de près de 10% sur cette même période, notamment grâce aux rames à double niveau). Et en remontant encore quelques années en arrière, en 2012, ce sont 482 rames de TGV qui circulaient, selon le cabinet Trans-Missions.

Entre 2012 et 2023 selon ce cabinet, avec 22% de rames en moins, même en compensant avec des rames à double étage, ce sont 14% des places qui ont disparu.

Côté trains de nuit, le problème est un peu différent. De nombreux nouveaux acteurs comme Midnight Train se désespèrent de ne pas pouvoir acheter des voitures couchettes et lancer leurs services.

De quoi bouleverser des modèles économiques déjà fragiles intrinsèquement. "Pour des nouveaux opérateurs, c'est vraiment compliqué parce que trouver du matériel roulant d'occasion en Europe c'est pas simple et donc ça veut dire que le ticket d'entrée est beaucoup plus élevé." explique le spécialiste du transport ferroviaire, Gilles Dansart.

En réalité, quasiment plus aucun industriel européen a l'outil pour le faire. Les constructeurs se sont simplement adaptés à la demande des dernières années, quand les trains de nuit avaient été clairement enterrés.

"L'industrie s'est focalisée quasi-exclusivement sur les rames automotrices", explique Frédéric de Dekemmter, à savoir les rames où la locomotive fait partie du train à l'avant et à l'arrière comme les TGV ou encore les dernières générations de TER.

Trains de nuit: des volumes trop faibles pour intéresser les industriels

"Le marché de la 'voiture' a été délaissé car de moins en moins utilisée et peu demandée par les opérateurs. Seul l'allemand Siemens a conservé ce business" grâce aux commandes de l'opérateur autrichien ÖBB pour ses NightJets, poursuit-il. "En Autriche, le train de nuit, c'est culturel", souligne l'expert.

Pour autant, compte tenu de l'engouement supposé pour les trains de nuit, les industriels ne devraient-ils pas s'adapter pour profiter de cette manne? "Cela reste un marché de niche pour Alstom et les autres", souligne Frédéric Dekemmter.

D'ailleurs, selon nos informations, Alstom n'a aucune intention d'y retourner. Le train de nuit représente des commandes de petites séries, des volumes pas assez importants. Par ailleurs, les acteurs qui se lancent ne présentent pas toujours les garanties financières pour d'éventuelles commandes. L'industrie ferroviaire n'est pas connue pour faire des paris hasardeux...

"Insérer des trains de nuit dans des chaînes occupées à construire d’autres types de matériel (TGV, trains régionaux…) est très compliqué. Ce sont en plus de petites séries avec un travail particulier en matière de customisation. Il faut une réelle impulsion du client ou de l'Etat qui passe la commande, avec des garanties notamment en matière de volume", confirme François Guénard.

Aucune commande de voitures couchettes neuves par l'Etat

"Donc cela va être très compliqué dans les prochaines années pour obtenir du neuf. Peut-être faudrait-il agir au niveau européen ou aller chercher des fabricants de niche. Mais il faudra beaucoup investir et mettre en place des modèles de coopération", poursuit-il.

L'impulsion de l'Etat est en effet un levier. En France par exemple, c'est bien l'Etat qui finance et prend en charge les déficits des trains de nuit qui font partie des trains d'équilibre du territoire.

L'ancien ministre des Transports, Clément Beaune, avait promis qu'à travers la relance des trains de nuit, l'Etat allait passer commande de voitures neuves. Pas de chance, selon nos informations, aucune commande n'a été passée à ce jour. Le remplacement des voitures Corail des années 1980 (qui ont été un peu rafraîchies) n'est donc pas pour demain, ni après-demain.

La solution: prolonger la vie des trains?
Face à la pénurie de rames neuves alors que la demande explose, la SNCF s'est engagée dans un programme sans précédent, celui de prolonger la vie de "vieux" TGV de 2 à 10 ans d'ici 2025-2026. C'est le projet Botox.

Sont concernées 104 rames de TGV qui auraient dû disparaître d'ici 10 ans. C'est un changement important de paradigme pour la SNCF dans le domaine de la maintenance où tout est extrêmement normé et calibré, notamment la durée de vie des rames qui est fixée à 40 ans.

La SNCF parle ainsi "d'obsolescence déprogrammée". En tout, deux millions d’heures de travaux en Technicentre seront nécessaires pour réaliser ce programme. Le programme débutera en 2026 et s’achèvera en 2033.

Olivier Chicheportiche Journaliste BFM Business