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Union européenne

TOUT COMPRENDRE - Brexit: l'impasse nord-irlandaise va-t-elle mener à une guerre commerciale?

Alors que les tensions sur le protocole nord-irlandais restent vives, le gouvernement britannique a réclamé une révision complète du traité. Une demande rejetée d'emblée par l'Union européenne.

Rien n'y fait. Près de huit mois après le divorce officiel et malgré des années de négociations pour se quitter en bons termes, le Brexit continue d'empoisonner les relations entre Londres et Bruxelles. Il faut dire que les sujets qui fâchent ne manquent pas. Récemment, ce sont les désaccords autour de la pêche et de la facture à régler par le Royaume-Uni pour solder sa sortie de l'UE qui ont animé le feuilleton. Avant que le dossier nord-irlandais ne fasse son retour en haut de la pile des sujets brûlants.

Ce fut pourtant le premier à faire l'objet d'un accord entre Britanniques et Européens. Avant même de discuter de leurs futures relations commerciales, les deux camps se sont entendus en octobre 2019 sur le protocole nord-irlandais, pensé pour éviter le retour d'une frontière physique entre la province britannique et sa voisine, la République d'Irlande qui demeure membre de l'UE.

Seulement voilà, Boris Johnson, pourtant aux manettes lors de la signature du protocole il y a moins de deux ans, souhaite déjà revoir le traité en profondeur. De quoi exaspérer l'Union européenne, le Premier ministre britannique n'en étant pas à son premier coup d'éclat dans ce dossier. Il n'a d'ailleurs pas hésité à brandir la menace de l'article 16 qui permettrait au Royaume-Uni de suspendre unilatéralement l'application du texte. Au risque de déclencher une guerre commerciale "inévitable" entre Londres et Bruxelles, de l'aveu même de responsables d'outre-Manche. Ce 22 juillet, il appelle à nouveau l'Union européenne à étudier "sérieusement" ses propositions sur l'Irlande du Nord.

• Que prévoit le protocole nord-irlandais?

Le Brexit permettant aux Britanniques de s'affranchir des normes et standards européens, notamment en matière de commerce, la mise en place de contrôles à la frontière avec le Royaume-Uni était nécessaire pour empêcher n'importe quel produit de pénétrer sur le marché unique. C'est précisément ce qui a été fait à Calais.

Impossible en revanche d'en faire autant en Irlande. Un tel dispositif aurait eu pour conséquence le rétablissement d'une frontière physique entre l'Ulster et la République d'Irlande. Ce qui aurait été à l'encontre des Accords de paix du Vendredi Saint, lesquels ont mis fin en 1998 à des décennies de violences intercommunautaires entre protestants unionistes et républicains catholiques militant pour la réunification de l'Irlande.

Après d'âpres discussions, la solution trouvée par les négociateurs européens et britanniques a été de déplacer la frontière entre les deux Irlande dans la mer d'Irlande. L'Irlande du Nord, elle, bénéficie désormais d'un statut particulier en restant dans le marché unique et l'union douanière européens pour les marchandises. Concrètement, cela signifie que depuis le 1er janvier 2021 les produits en provenance de Grande-Bretagne, en particulier alimentaires, doivent être soumis à des contrôles douaniers dès leur entrée en Irlande du Nord. Si la marchandise contrôlée respecte les normes européennes, elle peut ensuite pénétrer librement au sein de l'UE via la République d'Irlande.

• Pourquoi Boris Johnson remet en cause le protocole?

Mais ce système ne convient déjà plus à Boris Johnson. Car depuis son entrée en vigueur, les échanges entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord subissent d'importantes perturbations. Notamment parce que certaines entreprises britanniques confrontées à davantage de paperasse et à des coûts plus importants se montrent réticentes à l'idée d'exporter vers l'Ulster. Au point de provoquer des ruptures dans la chaîne d'approvisionnement qui pénalisent directement les consommateurs, et ce alors même que le protocole n'est pas encore pleinement appliqué.

Pour limiter les perturbations, le gouvernement britannique a en effet décidé d'accorder une période de grâce qui permettait de reporter les contrôles les plus stricts. Censée s'achever le 30 juin, elle a été prolongée jusqu'au 1er octobre avec l'accord de l'Union européenne et a ainsi évité une "guerre de la saucisse" quand l'Irlande du Nord craignait de ne plus être suffisamment fournie en viande réfrigérée dès lors que les contrôles seraient renforcés.

Mais ce délai accordé ne résout rien sur le fond. Dès le 1er octobre, les mêmes problématiques surgiront, comme en témoigne Marks & Spencer. Dans une lettre adressée au ministre britannique du Brexit, David Frost, la chaîne de magasins s'inquiète déjà des futurs contrôles. Depuis l'entrée en vigueur du protocole, elle dit remplir 40.000 pages de documents douaniers par semaine pour acheminer ses marchandises en Irlande, et ce chiffre devrait passer à 120.000 lorsque l'intégralité des règles sera appliquée. Selon le patron de M&S, Archie Norman, une erreur sur un formulaire pourra même entraîner l'arrêt d'un camion entier. Et alors que son groupe a déjà réduit de 20% sa gamme de produits en Irlande, il prévient qu'il y aura de nouveau "des produits manquants sur les étagères" au 1er octobre.

Aux désagréments commerciaux s'ajoute le regain de violence observé en Irlande du Nord ces dernières semaines. Les unionistes protestants nord-irlandais à qui Boris Johnson avait promis qu'il n'y aurait pas de frontière entre la Grande-Bretagne et l'Irlande sont les premiers à faire entendre leur colère:

"Boris Johnson a menti à tout le monde et il est en train de payer les pots cassés de ses mensonges permanents aux Irlandais du Nord. Ils ne veulent plus entendre parler de ce protocole. Ils considèrent que c'est une atteinte à l'intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni car, comme le prévoyait ce protocole, il y a une frontière à respecter dans la mer d'Irlande du Nord pour protéger le marché unique européen", analyse Patrick Martin-Genier, spécialiste des questions européennes et enseignant à Sciences Po.

• Que propose le Royaume-Uni?

Pour toutes ces raisons, Boris Johnson ne veut plus se contenter de repousser indéfiniment la période de grâce. Désormais, il réclame à l'Union européenne une révision complète du protocole nord-irlandais, lequel n'est "plus tenable", selon les mots de son ministre David Frost. "On ne peut tout simplement pas continuer comme cela", a déclaré ce dernier mercredi devant la Chambre des Lords.

Après avoir menacé de suspendre unilatéralement le traité en invoquant l'article 16, David Frost a finalement concédé que ce n'était pas "le bon moment". A la place, le Royaume-Uni a fait part de ses propositions à l'UE. "Nous pensons que nous devons nous mettre d'accord rapidement sur un moratoire" afin de "trouver un nouvel équilibre", a dit David Frost, prévenant que cela nécessitera "un changement significatif du protocole de l'Irlande du Nord".

Dans le détail, le statu quo proposé comprendrait la prolongation des périodes de grâce en vigueur sur certains contrôles ainsi que le gel des actions juridiques intentées par l'UE. Cette solution permettrait ainsi de "traiter les problèmes dans leur ensemble", plutôt que de demander plusieurs extensions des périodes de grâce, a indiqué devant les députés le ministre chargé de l'Irlande du Nord, Brandon Lewis.

A terme, afin de préserver le marché intérieur britannique, Londres demande que les biens britanniques destinés à la province et non au marché européen puissent y accéder "presque" sans contrôles douaniers. Il souhaite aussi que ses normes et non seulement celles de l'UE y soient acceptées afin que les marchandises circulent sans entrave.

• Que dit l'Union européenne?

La demande britannique a très vite été rejetée par la Commission européenne qui a exclu mercredi toute "renégociation" du protocole conclu avec le Royaume-Uni. Le bloc des 27 s'est toutefois dit prêt à poursuivre le dialogue et à "trouver des solutions innovantes" avec Londres, mais "dans le cadre du protocole". Il s'agit "de maintenir la paix et la stabilité en Irlande du Nord, d'éviter une frontière dure sur l'île d'Irlande, tout en préservant l'intégrité du marché unique de l'UE", a rappelé Maros Sefcovic, vice-président de l'exécutif européen.

Pour Patrick Martin-Genier, difficile de reprocher quoi que ce soit aux 27: "Bruxelles a toujours été conciliant. On ne peut pas accuser la Commission européenne de ne pas avoir fait des efforts", estime-t-il, accusant le Premier ministre britannique d'être "dans la surenchère".

Avant d'ajouter: "Lorsqu'on signe un traité, on le respecte. Et là, c'est la jurisprudence de Boris Johnson: 'Je signe un traité uniquement pour sortir de l'Union, pour que les électeurs soient convaincus qu'on a consommé le Brexit'", avant de se désengager une fois sa mission accomplie. "Ce qui est intéressant, c'est que dans les dernières 48 heures on a entendu des responsables, notamment Dominic Cummings, ancien conseiller de Boris Johnson, dire que cet accord avait été truqué dès le début".

• Quelles suites?

En l'état, les discussions entre Européens et Britanniques sur la situation nord-irlandaise semblent mener à l'impasse. Et certains s'attendent à ce que le gouvernement britannique, à défaut d'avoir obtenu ce qu'il veut auprès de l'UE, ne finisse par brandir à nouveau l'article 16 pour suspendre le traité: "La menace est sur la table depuis le début et ils sont capables de le faireparce qu'ils sont dans une surenchère nationaliste et parce que la violence risque de repartir en Irlande du Nord", souligne Patrick Martin-Genier.

Si le gouvernement britannique agissait de la sorte, il y a fort à parier que l'UE réagira en imposant des tarifs douaniers. "Cela risque de dégénérer. (...) Ce sera le retour à la jungle. Augmentation des tarifs, guerre commerciale... Voilà où l'on pourrait en arriver. L'UE ne le souhaite pas, mais c'est une menace permanente du Royaume-Uni", conclut Patrick Martin-Genier.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis avec AFP Journaliste BFM Eco