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Pour le groupe Casino, la partie de poker va commencer

Le tribunal de commerce a accepté l’ouverture d’une procédure de conciliation entre le groupe et ses créanciers. Les repreneurs sont à l’affût. Une bataille acharnée de quatre mois va commencer.

Ils sont tous prêts à braquer Casino. En espérant réaliser le casse du siècle, les joueurs vont s’asseoir autour de la table pour une des plus grandes parties de poker du capitalisme français. Le maître des lieux, le PDG Jean-Charles Naouri leur ouvre les portes de son empire contraint et forcé. Son empire croule sous 9 milliards d’euros de dettes et ses supermarchés continuent de souffrir. Casino a besoin de cash et d’un nouveau souffle industriel.

Pour sauver la face, il a lancé deux conciliations sous l’égide du Tribunal de commerce. Une chez Casino pour restructurer ses 6,4 milliards d’euros de dettes. Et une chez Rallye, sa société personnelle avec laquelle il contrôle son empire. Elle aussi est endettée à hauteur de 3 milliards d’euros. Une bataille d’au moins quatre mois avec les banques françaises (BNP Paribas, Crédit Agricole, Natixis et HSBC) et les repreneurs qui veulent rafler la mise. L’administrateur judiciaire Marc Sénéchal est pressenti pour jouer le rôle du croupier. Il distribuera les bons et mauvais jetons à cette ribambelle d’acteurs affamés: Moez Zouari, Xavier Niel et Matthieu Pigasse d’un côté, Daniel Kretinsky et Marc Ladreit De Lacharrière de l’autre, en bout de table les banquiers ulcérés et le patron de la BNP, Jean-Laurent Bonnafé en position de matador.

Le plus malin, Thierry Cotillard, a préféré ne pas s’asseoir autour de la table. Le patron des Mousquetaires, qui chapeaute notamment les enseignes Intermarché, a arraché "solo" un accord avant que ne s’ouvre la conciliation. Il vient de signer un chèque de 1,1 milliard d’euros pour racheter 180 hypers et supermarchés en France, pesant environ 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires.

Pour Naouri, la fête est finie

C’est aussi un beau contre-pied du PDG de Casino. Celui qui a toujours une carte dans la manche et adore ce genre de contre-pieds, fait rentrer du cash pour calmer le jeu avec ses banques. Son gimmick: multiplier les alliances pour laisser ses assaillants s’entretuer. "Naouri jongle et joue avec tout le monde pour gagner du temps" explique une fortune française qui le connaît bien. Avec comme seul horizon : éviter coûte que coûte la banqueroute.

Mais il a trop attendu. "Il va tout perdre: le contrôle de Casino et ses parts qui ne valent plus rien" reconnaît même un de ses proches. Tout au plus va-t-il essayer de conserver un poste de président d’honneur. Il entraîne dans sa chute ses partenaires, ses investisseurs et ses banques. "Naouri nous a tous planté!", résume l’un d’eux. Son tableau de chasse est impressionnant: la famille Baud à qui il raflé Franprix dans les années 90, les Houzé à qui il a arraché Monoprix dix ans plus tard et aussi le brésilien Diniz qui a dû lui lâcher GPA en Amérique latine. Plus récemment, Daniel Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière aussi se sont fait avoir comme des débutants.

Les pirates

À partir d’aujourd’hui se joue la dernière partie de Jean-Charles Naouri. Elle a commencé début février quand Casino a lancé des discussions avec le groupe Teract pour rapprocher leurs activités en France. D’abord leurs enseignes: Casino, Franprix, Monoprix, Jardiland, Gamm Vert. Mais surtout, les 190 coopératives agricoles d’InVivo, propriétaire de Teract, devaient approvisionner ce nouvel ensemble pour en faire un spécialiste des produits frais. Son patron, Moez Alexandre Zouari est le premier franchisé de Casino. Il connaît bien son PDG, Jean-Charles Naouri mais les deux hommes se méfient. "Zouari a racheté les magasins Casino qui ne marchaient pas et les a rentabilisés, persifle un de ses proches. Il lui a fait plusieurs fois le coup". Même prudence de sioux dans l’entourage de Naouri qui balaie l’idée d’une forme de "succession". Dans cette négociation où la psychologie a toute sa place, c’est plutôt le fils qui cherche à tuer le père.

Le trio de pirates a senti le bon coup. "Zouari est le seul acheteur" a-t-on souvent entendu parmi ses proches. Il y a un mois, alors que Casino a publié de mauvais résultats au premier trimestre, Teract et son propriétaire InVivo se sont écharpés. L’un voulant accélérer les négociations pour rafler la mise, l’autre préférant temporiser. "C’est Dallas!" soupire un des protagonistes. Ensuite, les négociations ont dérapé. Les créanciers étaient furieux. "Le plan de Zouari ne sert à rien, ce n’est pas avec des circuits courts qu’on va nous rembourser!", s’agace l’un d’eux.

L’acharné

Naouri a alors sorti la première carte de son jeu: Daniel Kretinsky. L’homme d’affaires tchèque propose pourtant de l’évincer en prenant le contrôle de Casino grâce à une augmentation de capital de 750 millions d’euros. Il vise secrètement à rapprocher CDiscount, filiale du groupe, et Fnac Darty dont il est le premier actionnaire pour créer un véritable concurrent à Amazon en France. Après avoir loué les qualités du projet Teract pendant trois mois, Casino met en avant "la seule offre qui existe vraiment: celle de Kretinsky", entend-on dans l’entourage du groupe. Un premier changement de pied pour faire monter les enchères des "pirates" Zouari-Niel-Pigasse. Jean-Charles Naouri prend aussi garde à soigner ses futurs partenaires en essayant de les réunir, un projet industriel et une offre financière.

Daniel Kretinsky persévère et a la dent dure. Il avait déjà tenté de s’allier à Jean-Charles Naouri en 2019. Il était à deux doigts de l’aider à rembourser une échéance quand le PDG lui a claqué la porte au nez. "Daniel s’est fait avoir une fois, pas deux" explique un bon connaisseur de celui qui a fait fortune dans le gaz en Europe de l’Est. À l’époque, Naouri retourne sa veste pour se jeter dans les bras d’un ami: Marc Ladreit De Lacharrière.

Le vieil ami trahi

Son "ami de trente ans" déchante aussi. Il a été le premier à aider Jean-Charles Naouri au début des années 1990. L’ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy crée alors sa société Euris et manque de fonds. C’est Marc Ladreit de Lacharrière qui l’aide à travers la Banque de la mutuelle industrielle (BMI) dont sa société Fimalac est actionnaire. Lorsque le PDG le sollicite en 2019, il n’hésite pas et investit 230 millions d’euros dans sa société personnelle, Rallye, qui contrôle Casino. Lui aussi a cru à ses belles paroles. Mais il a tout perdu.

"Il a laissé du temps, mais aujourd’hui il en a assez, explique un acteur du dossier. Il pense que Naouri est dans le déni".

Son représentant au conseil d’administration de Casino, Thomas Piquemal, a démissionné il y a une semaine avant que la procédure de conciliation ne soit déclenchée. Pour éviter les "conflits d’intérêts" assure-t-on dans l’entourage de Fimalac. En réalité, Marc Ladreit de Lacharrière est furieux contre Jean-Charles Naouri et songe depuis plusieurs semaines à rejoindre le projet de Daniel Kretinsky. Autour de la table de négociation, les deux hommes trahis ruminent et préparent leur vengeance. Le milliardaire est prêt à investir 150 millions d’euros pour essayer de se refaire. Les deux investisseurs n’ont qu’un objectif: démanteler Casino pour récupérer le maximum d’argent.

Les banques ulcérées

Sur ce point, ils sont suivis par les banques françaises. Elles disposent de près de 3 milliards d’euros de dettes chez Casino et encore 2 milliards d’euros chez la maison-mère Rallye. Depuis l’été dernier, elles réclament un recentrage du groupe sur ses activités françaises, comme l’avait révélé BFM Business. Elles patientent depuis plusieurs années pour que le PDG mette ses affaires en ordre. Pas grand-chose n’a été fait mis à part quelques petites cessions comme Leader Price ou Greenyellow, loin des enjeux financiers réels.

Las, elles l’ont lâché alors que l’activité commerciale de Casino a décroché. "Pendant longtemps, on a soutenu le groupe, car ses enseignes fonctionnaient et couvraient nos prêts, explique le dirigeant d’une banque du groupe. Mais aujourd’hui, Casino souffre et on risque de tout perdre".

Le dossier "Casino" est passé dans les départements "affaires spéciales" de Crédit Agricole, BNP Paribas et Natixis, ces équipes qui gèrent les entreprises en restructuration. Selon nos informations, certaines ont déjà pris de lourdes provisions pour pertes sur leurs prêts auxquels elles ont en partie renoncé. Les créanciers poussent à un démantèlement en douceur: "Après un recentrage sur la France, une vente de l’Amérique latine et de CDiscount, il restera un « petit Casino », ironise un banquier. Naouri va perdre le contrôle, c’est la fin de l’histoire".

Le shérif

Les repreneurs veulent en profiter. Mais ils se sont fait tirer les oreilles par le troisième créancier de Casino, et le plus puissant: BNP Paribas. Son directeur général, Jean-Laurent Bonnafé, va peser lourd à la table des négociations. "C’est le shérif de la restructuration, s’amuse une source proche d’un des deux repreneurs. Il a demandé à tout le monde de respecter Jean-Charles Naouri". Ces deux inspecteurs des finances se soutiennent. Le PDG de Casino a longtemps été très proche de l’emblématique ex-patron de BNP Paribas, Michel Pèbereau, le père spirituel de Jean-Laurent Bonnafé. Mais le plus puissant banquier d’Europe se méfie aussi. Comme tous les acteurs, il se demande si le PDG de Casino ne va pas tenter de jouer encore un peu. Tous n’ont qu’une peur: que Jean-Charles Naouri n’envoie son groupe en procédure de sauvegarde. Et plante tout le monde un an de plus.

Matthieu Pechberty