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De Stranger Things à Petit Vampire, pourquoi Lovecraft continue de fasciner

Une année sans Cthulhu de Clérisse et Smolderen

Une année sans Cthulhu de Clérisse et Smolderen - Dargaud 2019

Avec ses récits terrifiants et angoissants, Lovecraft a influencé plusieurs générations de dessinateurs et de réalisateurs.

Lovecraft est partout ces derniers temps. En l’espace de quelques semaines paraissent en librairie une édition illustrée des Montagnes hallucinées par François Baranger, une adaptation en manga de Dans l’abîme du temps par le Japonais Gou Tanabe et enfin la BD Une année sans Cthulhu de Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse.

Le phénomène n'est pas nouveau. La série Stranger Things, sur Netflix, et les nouvelles aventures de Petit Vampire de Joann Sfar multiplient depuis des années les allusions à Lovecraft. Tandis que les éditions Rackham rééditent Les Mythes de Cthulhu, les adaptations cultes signées Alberto Breccia, Rue de Sèvres propose Les Rêves dans la maison de la sorcière (2016) et La Planète aux cauchemars (2019) de Mathieu Sapin et Patrick Pion. 

Occupant une place de choix dans la culture populaire depuis ses débuts, Lovecraft connaît en réalité une seconde vie depuis les années 1980:

"Jusqu’il y a une vingtaine d’années, pour la plupart des gens, Lovecraft était encore de la littérature de niche, de fanas de jeux de rôles qui font des petits trucs dans leur coin avec des bougies dans le noir", rappelle François Baranger. "Ce n’était pas pris au sérieux. On disait que l’on n’y comprenait rien. On l’accusait, à tort, d’avoir un style très ampoulé, très difficile à lire. Et il faut dire ce qui est: les rares adaptations visuelles (illustration, bd, jeu vidéo, cinéma) étaient souvent peu flatteuses. Il n’y avait pas un niveau de qualité suffisant pour que ça se diffuse auprès du grand public".
Dans l’abîme du temps de Gou Tanabe
Dans l’abîme du temps de Gou Tanabe © Ki-oon

SF et aventure

Créé en 1981 par l’Américain Sandy Petersen, le jeu de rôle L'Appel de Cthulhu, édité par Chaosium, a fait découvrir à tous les enfants de cette génération l’univers inquiétant et mystérieux de Lovecraft. Parmi eux Joann Sfar, mais aussi François Baranger: "Le jeu de rôle de Chaosium a été le plus gros vecteur de notoriété de Cthulhu d’abord et de Lovecraft ensuite", confirme le dessinateur.

"Les jeux de rôle ont été inventés par des étudiants qui connaissaient la littérature. Il fallait être assez savant pour inventer ce type de jeux. C’était quelque chose d’assez intellectuel avant de devenir un jeu adolescent", complète Alexandre Clérisse, dont la BD évoque entre autres la fascination opérée par ce jeu. "Ce n’est pas étonnant que les créateurs de jeu de rôle se soient intéressés à Lovecraft: on voit qu’il a posé petit à petit dans chacune de ses nouvelles les bases d’un monde."

Ce monde, qui mêle récit d’aventure dans la lignée du Monde perdu d'Arthur Conan Doyle et vision cosmique proche de la science-fiction moderne, a infusé pendant plusieurs années dans la culture populaire. Si aucune adaptation cinématographique de Lovecraft n’a vu le jour, son influence se lit dans des filmographies aussi différentes que celles de Guillermo del Toro (La Forme de l’eau) et Scott Derrickson (Doctor Strange).

"Très peu de gens connaissent Lovecraft, mais il y a eu tellement d’allusions à Cthulhu, dans les films, les séries, les cartoons, que maintenant à peu près tout le monde connaît la grande créature à tête de poulpe qui sort de la mer", estime François Baranger.
Les récits de Lovecraft illustrés par François Baranger
Les récits de Lovecraft illustrés par François Baranger © Bragelonne

"Personne ne sait comment prononcer ce mot"

Le nom est connu, mais conserve toujours sa dose d’étrangeté: "Quand je parle d’Une année sans Cthulhu autour de moi, personne ne sait comment prononcer le mot ‘Cthulhu’ ni ce qu’il veut dire", s’amuse de son côté Alexandre Clérisse. Et pourtant L’Appel de Cthulhu illustré par François Baranger s’est écoulé à plus de 26.000 exemplaires et a été traduit en dix langues. Du jamais vu pour ce type d’ouvrage:

"Mon pari a été de dire aux éditeurs que si les adaptations visuelles de Lovecraft ne s’étaient pas bien vendues avant, c’était parce que personne n’avait pris ses récits au sérieux. Personne ne les avait adaptés en respectant vraiment le texte intégral et l’univers, en ne cherchant pas à le rendre cool, marrant, coloré… D’une certaine manière, j’ai traité le sujet à la manière d’un film noir des années 1930, du hard-boiled version Lovecraft."

Loin du réalisme de François Baranger, Alexandre Clérisse privilégie un dessin en apparence simple et des couleurs pop. "Le contraste en est plus saisissant. C’est une fausse naïveté", souligne le dessinateur d’Une année sans Cthulhu. "Dans son écriture, il y a quelque chose de très visuel dans les ambiances, les détails horrifiques. J’ai essayé de retrouver dans le dessin tout ce qu’il y avait de plus étrange et qui n’avait pas été mis en avant dans les illustrations de Lovecraft." Un sentiment partagé par François Baranger:

"Il y a cette idée que Lovecraft est l’écrivain de l'innommable, mais pour moi c’est un peu une idée reçue. C’est un cliché en partie justifié, mais exagéré. En fait, Lovecraft avait deux registres. Celui de la suggestion, de l’indicible, de l'innommable, le personnage voit quelque chose de tellement horrible que ça le rend fou. Mais ce n’est qu'une partie de son œuvre. A l’inverse, un grand nombre de nouvelles décrit énormément. Presque à l’excès parfois. Dans Les Montagnes Hallucinées, l’autopsie de l’Ancien [créature extraterrestre imaginée par Lovecraft, NDLR] est racontée dans les moindres détails. Même Cthulhu est décrit assez précisément."
Une année sans Cthulhu de Clérisse et Smolderen.
Une année sans Cthulhu de Clérisse et Smolderen. © Dargaud 2019

"Ce qui m’intéresse, chez Lovecraft, c’est le mystère"

C’est d’ailleurs ces descriptions très poussées qui ont inspiré bien des années après les fameux livres dont vous êtes le héros, note Alexandre Clérisse: "Les auteurs de ces livres devaient être très influencés par Lovecraft. Dans ses histoires, il y a la peur et l’horreur, mais c’est surtout l’atmosphère qui est prenante. C’est très littéraire. La description fait appel à l’imagination du lecteur."

Clérisse comme Baranger n’ont pas l’ambition de faire peur, mais de nourrir l’imagination du lecteur, comme Lovecraft: "Ce qui m’intéresse, chez Lovecraft, ce n’est pas tant l’horreur que le mystère", précise Baranger. "Ces choses qui sont étranges, lointaines, difficiles à appréhender. C’est ce que j’essaie de retranscrire, même à travers des images qui sont pourtant, par nature, démonstratives. Et lorsque l’horreur est inévitable (les cadavres, par exemple), j’essaye de faire en sorte qu’elle ne soit que suggérée. Je ne veux pas que le bouquin soit planqué en haut d’une étagère par peur que les enfants ne le lisent."

Y compris la xénophobie qui transparaît dans l’œuvre de Lovecraft: "C’était tout le problème dans L’Appel de Cthulhu qui est un de ses textes où son racisme transparaît le plus, et j’ai insisté pour que l’édition française mette une note pour montrer qu’on a parfaitement conscience que certains passages sont problématiques, pour dire le moins", conclut François Baranger, qui poursuivra ses illustrations de Lovecraft avec le deuxième tome des Montagnes Hallucinées et L'Abomination de Dunwich

a lire aussi

Les Montagnes hallucinées, François Baranger, Bragelonne, 64 pages, 29,90 euros. Sortie le 14 octobre. L'Appel de Cthulhu ressort le 18 octobre (24,90 euros).

Dans l’abîme du temps, Gou Tanabe, Ki-oon, 346 pages, 17 euros. Deux tomes des Montagnes hallucinés sont également disponibles (15 euros chacun).

Une année sans Cthulhu, Thierry Smolderen et Alexandre Clérisse, Dargaud, 176 pages, 21 euros.

Jérôme Lachasse