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Guerre en Ukraine: la difficile équation russe de Renault

Toujours présent sous sa propre marque et via sa filiale Avtovaz, Renault reste très dépendant de la Russie, son deuxième marché après la France. C'est ce qui explique la chute récente de son cours de bourse et les inquiétudes en interne.

Le retour en forme de Renault balayé par la crise entre la Russie et l'Ukraine? Il est encore trop tôt pour le dire mais le conflit entre les deux pays plonge le groupe français dans une nouvelle phase de turbulences.

A peine remis de sa lourde perte de 2020, avec un retour dans le vert l'an dernier, l'action Renault a été particulièrement chahutée depuis la publication des résultats financiers le 18 février dernier. Alors à un peu plus de 36 euros, elle avait déjà perdu 11,5% avant l'invasion de l'Ukraine. Et depuis le 24 février, date du début de l'invasion russe, l'action Renault a encore chuté de près de 28% pour tomber à 23,15 euros ce vendredi 11 mars, son niveau le plus bas depuis octobre 2020.

La Russie, le deuxième marché de Renault

Renault est en effet le constructeur étranger le plus présent en Russie. D'abord sous sa propre marque, avec une usine à Moscou qui produit des modèles principalement destinés au marché local avec des Duster (sous marque Renault et non Dacia), Arkana, et Captur (ou plutôt "Kaptur", son patronyme local) ou encore le Nissan Terrano (sur une base de Duster pour les marchés russe et indien).

Mais Renault avait aussi pris une participation minoritaire dans le groupe russe Avtovaz en 2008, le fabricant de la célèbre marque Lada, avant d'en devenir actionnaire majoritaire quelques années plus tard, avec 68% du capital. Au point de devenir en 2021 son deuxième marché après la France, avec 482.000 véhicules vendus dont 350.714 Lada.

"Renault a réalisé un travail formidable en Russie. Lada, c’est l’entreprise emblématique de l’automobile russe. Elle représente aujourd’hui environ 10% du chiffre d’affaires de Renault et 18% des ventes", résume Jean-Pierre Corniou, spécialiste du secteur automobile chez Sia Partners.

Un succès qui fait suite à un travail de longue haleine sur place pour redresser un appareil industriel d'un autre âge. Renault a mis en jeu en Russie de lourds investissements dans l'appareil productif local.

"Renault a investi près de deux milliards d’euros dans la modernisation de l’usine Avtovaz de Togliatti, dans de nouveaux modèles, dans le déploiement du mode de production de l’Alliance. L’usine est aujourd’hui totalement intégrée au système industriel de Renault", souligne-t-il.

Une "machine à cash" qui tourne à la Bérézina?

Mais alors que Carlos Ghosn voyait cette campagne de développement en Russie comme "une machine à cash", comme le rappelle un article des Echos de 2018, elle se transformerait ainsi en Bérézina pour son successeur Luca de Meo.

La Russie subit aujourd'hui de plein fouet les sanctions internationales, ce qui plonge son marché automobile dans une profonde phase d'incertitude. Officiellement, les usines locales de Renault sont à l'arrêt provisoirement à cause d'un manque de composants, davantage lié à la pénurie de semi-conducteurs qu'au conflit en Ukraine, mais la situation pourrait se poursuivre en cas de nouvelles mesures de rétorsion et d'un isolement de plus en plus important de la Russie.

A la tête de Rostec, l'ancien conglomérat soviétique qui détient les 32% restants d'Avtovaz, on retrouve un certain Sergueï Tchemezov, ex-KGB, proche de Poutine et visé par les sanctions occidentales comme de nombreux oligarques.

"La réalité aujourd’hui en Russie, ce sont des usines fermées, avec des coûts fixes. L’autre problème, à court terme c’est d'imaginer comment Renault va s’approvisionner en composants: les équipementiers ne savent pas vraiment comment ils vont être payés dans le contexte actuel, souffle un autre spécialiste du secteur. Cela donne l'impression que Renault est un petit acteur qui va de crise en crise (avant la Russie, il y a eu la Corée et l'Iran) alors que pendant des années, on nous le présentait comme le premier constructeur mondial."

Plus globalement, cet échec en Russie pourrait remettre en cause la stratégie de relance du groupe Renault, "très dépendante de la reprise européenne post-covid". Un scénario de croissance forte mis à mal par la guerre en Ukraine. De nombreux constructeurs ont arrêté leurs usines en Europe, manquant de pièces fabriquées par exemple en Ukraine. En période de fortes incertitudes, les consommateurs vont-ils surtout investir dans une voiture neuve?

Interrogé sur la situation ce jeudi 10 mars, le président du groupe Renault, Jean-Dominique Senard, a relativisé cette importance du marché russe dans la stratégie actuelle:

"Le redressement de Renault est bien engagé, c'est une stratégie de long terme (...) qui va bien au-delà de la situation actuelle en Russie", a-t-il déclaré à Reuters.

Inquiétudes en interne

Le contexte actuel reste tout de même une forte source d'inquiétude pour les salariés de Renault en France.

Après un long silence depuis le début du conflit, Renault a finalement communiqué cette semaine, revenant en priorité sur le plan humain, avec la sécurisation des salariés du groupe présents en Ukraine. Renault ne dispose que d'une filiale commerciale sur place, qui compte 78 salariés.

"On avait demandé à ce qu’une information soit faite aux salariés, qui s’inquiètent légitimement de la situation. La priorité a été donnée à l’humain, sur la sécurité des hommes et des femmes sur place, ce qui est une bonne chose. Mais on attend des précisions sur les conséquences économiques liée à l'activité en Russie", souligne Guillaume Ribeyre, délégué syndical central CFE-CGC.

Les problèmes d'approvisionnement, de faisceaux de câbles en particulier, perturbent déjà l'industrie allemande et pourraient aussi menacer la stratégie de développement de l'électrique, surtout avec le développement du pôle Electricity dans le nord de la France et à l'usine de Cléon (Seine-Maritime) qui produit des moteurs électriques.

Autre risque, celui du "bad-buzz" suite à la décision de rester en Russie, et d'éventuels appels au boycott des véhicules Renault sur les réseaux sociaux, pointe un article du Parisien.

"Il y a toutefois d'autres motifs d'inquiétudes, avec en particulier des hausses de salaires annoncées pour cette année à 2,6% en moyenne, ce qui ne couvre pas l'inflation de 2,8% l'an dernier", explique Guillaume Ribeyre.

Renault devrait rester en Russie

Difficile de prévoir l'avenir de Renault en Russie, mais une source à Bercy rappelle une règle simple: "on demande à Renault d'appliquer les sanctions européennes".

Des sanctions qui ne concernent a priori pas Renault en Russie, dans le sens où la production est principalement destinée au marché local et non à l'export.

"Renault veut garder son implantation en Russie. Le groupe a fait un travail colossal sur l’image de Lada, il faut se souvenir que les Russes ne voulaient pas acheter des Lada. Renault a fait un travail énorme avec la Vesta (une berline familiale lancée en 2015, ndlr). On ne peut pas jeter tout cet investissement", réagit Jean-Pierre Corniou.

Le groupe français ne fait d'ailleurs a priori pas partie des entreprises que Moscou souhaiterait nationaliser. Une prise de contrôle qui concerne avant tout des groupes qui ont annoncé quitter la Russie, ou suspendre leur activité, depuis le début du conflit.

"Ce qui a bien fonctionné dans la stratégie de Renault, c’est la russification de l’usine, il y a un encadrement russe, très peu d’expatriés. Ce côté russe d’Avtovaz peut les protéger face aux risques de nationalisation. Le gouvernement n’a pas intérêt à reprendre à son compte Lada", souligne l'expert de Sia Partners.

Autre élément à prendre en compte: "Renault a pour actionnaire l'Etat et le groupe n'a donc pas seul la liberté de décision stratégique pour choisir de s'en aller", met en avant un autre fin connaisseur du secteur automobile.

Dans le contexte actuel, Emmanuel Macron discutant en direct avec Vladimir Poutine, cette décision de sacrifier le marché russe prend des allures de décision géopolitique, au-delà des simples enjeux économiques.

Pauline Ducamp et Julien Bonnet