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Trottinettes électriques: pourquoi tant de haine?

Deux trottinettes abandonnées dans les rues de Paris.

Deux trottinettes abandonnées dans les rues de Paris. - ET

Depuis leur apparition dans les rues de grandes villes françaises, en juin 2018, les trottinettes ne cessent d’attiser les pires sentiments humains. Qu’ont-elles fait de mal ?

Les gilets jaunes appelaient à les brûler. Leurs cadavres désossés viennent polluer les rues. Certains vont même jusqu’à les jeter dans la Seine ou dans le Vieux-Port de Marseille. Depuis leur déploiement en juin 2018, les trottinettes électriques et leurs utilisateurs se sont attirés les foudres du grand public, comme rare moyen de transport avant elles. Des comptes dédiés ont même été créés sur les réseaux sociaux pour canaliser cette haine. Ainsi du bien nommé compte Twitter @FDPTrottinettes ou encore du compte Instagram "Le cimetière des Bird", témoin du vandalisme régulier envers ces deux-roues. Cet innocent moyen de transport semble constituer un appel à la destruction: tant et si bien qu'en amont des manifestations du 1er mai, Mounir Mahjoubi, alors candidat à l'investiture LaREM pour la mairie de Paris, lançait ce curieux avertissement: ne pas utiliser les trottinettes "comme des armes contre les forces de l'ordre".

Quatre grands reproches leur sont adressés: en tête de liste, leur dangerosité et le manque de précaution de ceux qui les conduisent. Trop rapides pour un trottoir, trop lentes et fragiles pour la route, elles peinent à trouver leur place dans un milieu urbain particulièrement dense. Pas une semaine ne passe sans qu’un accident, parfois mortel, ne survienne. Les nids-de-poule qui sont légion dans les rues parisiennes viennent renforcer le phénomène. En France, les accidents liés aux trottinettes ont augmenté de 23% en 2018.

Une vie écourtée

Le deuxième grand grief à l'égard des trottinettes a trait à leur stationnement. En bonnes représentantes du "free-floating", elles ne disposent pas de stations dédiées pour leur rangement et peuvent être garées n'importe où. Certaines viennent ainsi encombrer les trottoirs, halls d’immeubles ou places, venant ainsi empiéter sur les terres déjà bien occupées des piétons..

Vantées pour leur côté écologique, les trottinettes électriques ne sont en réalité pas si vertueuses. Les opérateurs qui les ont lancées dans les rues des grandes villes françaises sont partis du principe que leurs usagers en prendraient naturellement soin. Ces engins se sont bien rapidement heurtés à une réalité plus dure. Résultat: leur durée de vie en a largement pâti. Elle a été estimée à vingt-huit jours seulement par la newsletter Oversharing, à partir de données publiques récoltées dans la ville de Louisville (Kentucky). Et après ce délai? La question du recyclage des trottinettes, et surtout de leurs batteries électriques, reste entière.

Enfin, et au même titre que le service de VTC Uber ou que la plateforme de livraison de nourriture à domicile Deliveroo, les opérateurs de trottinettes électriques s'en remettent à des autoentrepreneurs pour entretenir leur modèle économique. Ces "juicers" viennent récupérer les trottinettes parfois par lots de cinq, pour les recharger et espérer compléter leurs revenus. Si Bird avance la possibilité de gagner jusqu'à 100 euros par jour, cela relève en réalité de la performance. Un journaliste de BFM Tech est parvenu, plutôt difficilement, à s'en sortir pour deux euros de l'heure.

La gronde des automobilistes

D'après Philippe Gargov, fondateur de pop-up urbain, un cabinet de conseil en prospective urbaine, l'un des moteurs principaux de la haine envers les trottinettes a trait à une vieille tension avec les automobilistes. "Tous les arguments régulièrement invoqués à l'encontre des trottinettes viennent masquer le réel problème: celui de l’occupation de l’espace public par les véhicules motorisés", juge-t-il, en rappelant qu'à Paris, la moitié de l'espace public est réservée à l'automobile.

"Un énorme travail de reconquête des espaces automobiles a été accompli au profit des piétons, des transports en commun et des cyclistes. La trottinette est venue se mêler à cela en montrant que la reconquête des espaces publics par les piétons est encore très fragile et peu fonctionnelle. Au final, on a banalisé l'emprise des véhicules motorisés sur la ville, sans jamais remettre cela en question."

Après les premiers émois, la "bête noire des piétons" roule néanmoins dans un cadre de plus en plus défini. Début juin, Paris a interdit aux trottinettes de rouler sur les trottoirs, exposant les resquilleurs à 135 euros d'amende. La Mairie a par ailleurs demandé aux fabricants de limiter la vitesse de ces bolides à 20km/h. Les premiers "parkings à trottinettes" ont quant à eux été dévoilés mi-juillet. Les données des trajets réalisés à Paris seront pour cela traitées par la Mairie, afin d'ajuster les emplacements des 2500 places de stationnement spécifiques à ces engins. "Cette décision vient balayer tout l'intérêt des trottinettes électriques", estime néanmoins Philippe Gargov. "Leur vraie valeur ajoutée est en effet de répondre de façon pertinente au fameux problème du dernier kilomètre."

"L'un des plus gros problèmes posés par ces trottinettes aura été leur arrivée subite, sans que les municipalités aient eu leur mot à dire", complète-t-il. "Les trottinettes sont venues coloniser l'espace public du soir au matin, parfois de façon massive - elles sont par exemple plus de 15.000 à Paris, pour une dizaine d'opérateurs. Or, le temps de l'action publique est long et les budgets consacrés aux questions de mobilité sont limités. Par ailleurs, les opérateurs de free-floating bénéficient de deux grandes forces: une absence de régulation encore prégnante dans leur secteur, et un arsenal juridique très fort pour venir casser les décisions qui viendraient leur nuire."

Tout cela vient-il pour autant expliquer l'appétit de destruction suscité par ces trottinettes? Dans un post de blog, Olivier Ertzscheid, maître de conférences et chercheur en sciences de l'information à l'Université de Nantes, rappelle l'existence d'une théorie venue éclairer sous un angle nouveau les phénomènes de casse: celle de la "vitre cassée" (ou "Broken windows"), développée par James Quinn Wilson et George Lee Kelling aux États-Unis dans les années 80. Ce principe veut que, dans le cas où une vitre brisée d'un édifice ne serait pas remplacée, toutes les autres vitres seraient appelées à connaître le même sort. Un concept qui se décline auprès de 40.000 "engins de déplacement personnel motorisés" bientôt en circulation dans Paris.

https://twitter.com/Elsa_Trujillo_?s=09 Elsa Trujillo Journaliste BFM Tech