Tech&Co Intelligence artificielle
Intelligence artificielle

Un plan "très artificiel" et des contresens: ChatGPT est encore loin d’obtenir son bac philo

Nous avons demandé à une professeure de philosophie de regarder le plan détaillé proposé par ChatGPT pour un sujet du bac.

ChatGPT n’est pas près de remplacer l’humain et encore moins le prof de philo. Nous avons ainsi soumis à la dernière version en date du chatbot d’OpenAI (GPT-4), un des sujets du bac philo, proposé à la filière générale: "Le bonheur est-il affaire de raison?"

Autant dire que ChatGPT est passé loin de la mention avec sa proposition de plan détaillé qui paraissait pourtant argumentée. Probablement trop d’ailleurs, selon Marie Perret, professeur de philosophie et présidente de l’Association des professeurs de philosophie de l'enseignement public.

Voici le texte proposé par ChatGPT:

I. Introduction

La question de savoir si le bonheur est une affaire de raison est une problématique majeure de la philosophie, touchant à l'essence même de la condition humaine. Il s'agit de comprendre si notre capacité à penser, à analyser et à raisonner est la clé pour atteindre le bonheur, défini ici comme un état de satisfaction durable. Pour ce faire, nous explorerons les différentes perspectives que proposent des philosophes majeurs à travers l'histoire, en soulignant les avantages et les inconvénients de placer la raison au centre de notre quête du bonheur.

II. Le bonheur comme produit de la raison

Dans la tradition philosophique, de nombreux penseurs ont soutenu que la raison joue un rôle central dans la réalisation du bonheur. Par exemple, Platon, dans "La République", défend l'idée que le bonheur est le fruit d'une vie vertueuse, une vie guidée par la raison. Il soutient que l'individu heureux est celui qui a organisé harmonieusement les différentes parties de son âme, avec la raison gouvernant les appétits.

Cette idée est également présente dans le stoïcisme, avec des penseurs comme Épictète, qui affirme que le bonheur est un état d'acceptation de ce qui est en notre pouvoir de changer et de résignation face à ce qui échappe à notre contrôle. Dans cette perspective, la raison est un guide essentiel pour distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas.

Emmanuel Kant, dans la modernité, place également la raison au cœur de sa philosophie morale. Selon lui, la raison nous fournit des lois morales universelles et inconditionnelles (les impératifs catégoriques). En agissant selon ces lois, en faisant preuve de "bonne volonté", nous pourrions atteindre un bonheur authentique, bien que ce bonheur ne soit pas la finalité de nos actions morales pour Kant.

III. Les limites de la raison dans la quête du bonheur

Cependant, l'approche qui place la raison au cœur de la quête du bonheur a été critiquée par divers philosophes. Friedrich Nietzsche, par exemple, soutient que le bonheur est plus lié à l'affirmation de la volonté de puissance qu'à la raison. Pour lui, la raison peut devenir un obstacle à la réalisation de notre potentiel et de notre individualité. Elle risque d'imposer des contraintes et des limites qui entravent notre croissance et notre créativité.

Par ailleurs, certains aspects de notre expérience du bonheur semblent dépasser la rationalité. Comment la raison peut-elle expliquer des expériences telles que l'amour, l'émerveillement ou le plaisir esthétique, qui sont souvent ressenties comme des moments d'extase ou de transcendance qui échappent à notre compréhension logique ?

IV. Vers une synthèse : la raison et l'irrationnel dans la quête du bonheur (suite)

Pour Hegel, la raison n'est pas un outil statique, mais un processus dialectique qui se développe et se transforme constamment, intégrant en lui-même ses propres contradictions. Le bonheur pourrait être vu comme un moment de ce processus, lorsque nous parvenons à intégrer et à réconcilier les contradictions de notre vie. La raison, dans ce sens, est le moyen par lequel nous reconnaissons et embrassons l'irrationnel.

Un autre penseur qui intègre la raison et l'irrationnel est Kierkegaard. Il soutient que le bonheur ne peut être atteint qu'en acceptant le paradoxe et l'incertitude de la vie, des aspects qui sont généralement considérés comme irrationnels. Pour Kierkegaard, la foi, une forme d'irrationnel, est essentielle pour donner un sens à notre existence et, par conséquent, pour notre bonheur.

V. La dimension sociale et politique du bonheur et de la raison

La question de savoir si le bonheur est une affaire de raison a également des implications significatives sur le plan social et politique. John Rawls, par exemple, argue que la justice, un produit de la raison, est une condition préalable à la réalisation du bonheur dans une société. Selon lui, une société juste est une société qui maximise le bonheur de ses membres.

En revanche, Michel Foucault met en garde contre le danger d'un pouvoir qui prétend savoir ce qui est bon pour les individus et cherche à contrôler leur vie au nom du bonheur. Cette approche peut conduire à une forme de totalitarisme doux, où le bonheur est imposé plutôt que choisi.

VI. Conclusion

En conclusion, la question de savoir si le bonheur est une affaire de raison ne peut être résolue de manière univoque. Il semble que la raison joue un rôle important dans notre quête du bonheur, en nous aidant à comprendre ce qui est en notre pouvoir de changer et à agir en conséquence. Cependant, il est également clair que le bonheur implique des aspects de notre vie qui échappent à la raison, comme l'amour, l'art et la joie corporelle. Il est donc probable que le bonheur nécessite une intégration harmonieuse de la raison et de l'irrationnel, plutôt que la domination de l'un sur l'autre.

Et la sanction est acerbe:

"Le plan se présente comme un catalogue de thèses philosophiques" tranche Marie Perret. "L'auteur d'une dissertation philosophique n'est pas supposé exposer ‘ce-que-les-grands-philosophes-ont-dit-sur-la-question’, mais penser avec eux, ce qui n'est pas du tout la même chose."

Par ailleurs, la prof de philo critique un "plan très artificiel": "sa structure générale (thèse-antithèse-synthèse) est un moule imposé de l'extérieur, alors que le plan doit rendre compte du mouvement même d'une pensée qui chemine" insiste-t-elle.

Et pour finir d’achever ChatGPT, il s’avère que ce dernier maîtrise assez mal les références dont il parle. "Certaines contiennent des contresens (par exemple, il est fautif de mettre l'impératif catégorique kantien au pluriel: il y a un impératif catégorique, dont Kant donne différentes formulations). Non seulement ces références n'instruisent pas (puisqu'elles sont présentées de l'extérieur sans être ressaisies par une pensée) mais elles informent mal!". On est donc encore loin d’une IA surhumaine…

Thomas Leroy Journaliste BFM Business