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Société

Pourquoi négocie-t-on la nuit ?

Le 17 septembre 1978, le président américain Jimmy Carter, entouré du président égyptien Anouar el-Sadate et du Premier ministre israélien Menahem Begin, signent les premiers accords de Camp David.

Le 17 septembre 1978, le président américain Jimmy Carter, entouré du président égyptien Anouar el-Sadate et du Premier ministre israélien Menahem Begin, signent les premiers accords de Camp David. - -

Alors que les négociations sur l'encadrement des dépassements d'honoraires reprennent lundi soir, il est temps d'explorer ce penchant au noctambulisme que cultivent bien des négociateurs.

C’est un peu la réunion de la dernière chance pour les partenaires du secteur de la santé. La date butoir était déjà fixée au 17 octobre mais le jour J, après une nuit entière de discussions, aucun compromis n’a pu être dégagé.

Cette fois, il n’y aura pas de délai supplémentaire. Si les différentes parties ne 'sentendent toujours pas, le gouvernement a menacé de légiférer, et d'avoir ainsi le dernier mot. Le début de la discussion est fixé à 19h30.

Négocier la nuit, une vieille habitude

Mais pourquoi organiser en soirée des négociations difficiles, dont on sait que les échanges risquent fort d’être longs et nombreux et de se prolonger jusque (très) tard ? Les négociateurs ont-ils envie d’y passer la nuit ? Peut-être bien, justement.

On se rappelle encore de l’accord de Camp David en 2000, où les représentants de l’autorité palestinienne et ceux d’Israël ont passé des nuits à parlementer. L’ONU est elle-même une grande habituée des négociations nocturnes, comme en 2009, sur le climat, à Copenhague.

Mais aussi à l’échelle française, que ce soit dans les entreprises, entre partenaires sociaux ou avec l’Etat. En 1993, les débats portant sur la grille Unedic ont duré 53 heures… Nuit comprise, évidemment.


Les séances de nuit donnent le temps de la négociation

L’ancien Premier ministre Michel Rocard est un vieux routard de la négociation, notamment nocturne. Pour lui, négocier de nuit est la seule manière de se donner du temps : "Il est à peu près imbécile d’entrer en négociation en prévoyant le temps qu’elle prendra. Il arrive que cela se passe de nuit à cause de l’urgence, mais je ne crois pas que ce soit la vraie question. En fait, les séances de nuit donnent le temps de tout ça. Les séances de jour, jamais", explique-t-il à bfmtv.com. Car le processus est très long, en particulier le tour de table, au début, durant lequel chacun expose ses revendications.

Outre le temps, c’est une atmosphère différente qui enveloppe les négociateurs. Michel Rocard en témoigne : "La nuit est aussi une façon de se débarrasser du protocole et de ses lourdeurs. A Bruxelles, on négociait exclusivement la nuit." Dans ce petit univers clos et sans témoins, la discussion peut se dérouler librement, sans crainte de perdre la face.

A la BNP Paribas, les seuls accords négociés en soirée sont organisés tardivement pour ne pas influencer le cours de la bourse. Pourtant, Yannick Margerie, délégué national adjoint à la CFDT, admet : "Le fait de faire durer très tard la réunion crée une situation d’écoute importante. Une négociation, c’est beaucoup de théâtre. Négocier la nuit, la fatigue, ça limite le théâtre et permet d’aller plus vite."

La nuit isole les négociateurs des perturbations

Il se trouve que la nuit, le corps ne dispose pas des mêmes points de repères que le jour, ni des mêmes distractions, ce qui rend le négociateur plus apte à une pleine concentration. Marc Schwob, neuropsychiatre et chronobiologiste, l’explique : "La nuit, un négociateur est beaucoup plus isolé que le jour des perturbations extérieures. Les synchroniseurs (heures de repas, de travail, etc…) n’ont plus cours. Le corps est abandonné à son cycle normal de concentration, qui est de 90 minutes."

La plage horaire devient, ainsi, un espace entièrement voué à l’exercice de la discussion avec les partenaires. Pas de phénomène de sieste de début d’après-midi, pas d’interruption pour le repas ou la pause café et un rythme naturel aucunement perturbé par la vie quotidienne : tout cela représente, selon lui, les conditions idéales d’une négociation.

La fatigue, également, rend conciliant, et permet ainsi à trouver le compromis avec plus de facilité, selon le médecin qui compare la négociation au marathon et préconise… les sucres lents.

La raison stratégique

Mais faire traîner les négociations relève parfois du choix stratégique. Yannick Margerie, pour qui la "négo" est une sorte de "poker menteur", explique : "Dans une négociation salariale, si les résultats de l’entreprise sont mauvais, on va sortir les chiffres tout de suite, ça fait une arme en moins à la direction pour la suite. Au contraire, s’ils sont bons, on va les sortir le plus tard possible, ça nous donnera peut-être un avantage décisif en fin de discussion."

La stratégie, c’est aussi ce que reproche Mohamed Oussedik, membre de la direction confédérale de la CGT, au Medef. Il participe aux négociations sur l’industrie ou, comme en ce moment, sur la sécurisation de l’emploi. La négociation nocturne, il en fait rarement. Mais pour lui, elle est souvent la conséquence d’un retard savamment organisé par le patronat : "Souvent, on nous fixe une date butoir [c’est le cas pour la négociation sur les dépassements d’honoraires, NDLR], et après il y a un jeu. La négociation se passe toujours au siège du patronat, ce qu’on a toujours dénoncé. Le Medef laisse les organisations syndicales dans le flou artistique et au dernier moment, il va essayer de rassembler le plus grand nombre d’organisations syndicales et leur dire c’est maintenant ou jamais. Il y a une pression sur les organisations syndicales qui est, malheureusement, bien souvent payante."

"En France, on ne sait pas négocier"

Le Medef conteste ces accusations et met en avant son concept de "délibération sociale" qui tend à exclure la négociation de nuit. Laurence Parisot en a donné une définition le 13 octobre 2009 lors d’une conférence de presse : "C'est un moment qui nous permet de faire un état des lieux, un diagnostic partagé ou pas partagé et qui permet en tout cas de suffisamment cheminer pour avoir le même vocabulaire, la même compréhension de la situation et pour décider si, oui ou non, des négociations sur le sujet en question peuvent s’ouvrir [...]."

Concrètement, cela prend la forme de courtes séances, le matin ou l’après-midi, pendant les heures de bureau, pour, selon le Medef, des échanges plus efficaces et une négociation plus rapide.

C’est une définition de la négociation bien éloignée de celle que professe Michel Rocard, mais cela ne le surprendra pas. En effet, pour lui, "en France, on est trop pressés et on ne sait pas ce qu’est la négociation. Au moment où le capitalisme prenait son essor, on écrasait les ouvriers de la Commune dans le sang alors qu’aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, ils ont appris la négociation dans les grèves. Quant aux syndicats français, ils ont trop longtemps rêvé de tout casser. Pour eux, négocier avec le patronat voulait dire pactiser avec le diable."